Défense européenne : 60 ans à rattraper en 5 ans…

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Il y a un peu plus de 60 ans, par une volte-face historique la France mettait un coup d’arrêt au projet ambitieux de Communauté Européenne de Défense qu’elle avait elle-même initié. Les efforts du président du Conseil Pierre Mendés France n’y firent rien : bien que pour des motifs différents, droite et gauche se rangèrent derrière cette improbable coalition.

Il faudra attendre près d’un demi-siècle et le traité de Maastricht pour que les Européens esquissent un nouveau projet commun en prenant soin d’en expurger toute idée d‘intégration (qui fut fatale à la CED) au profit d’un principe de coordination, plus consensuel car respectueux des souverainetés nationales. Tel fut le mandat donné à la Politique Européenne de Sécurité commune (PESC), puis de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD). Ce n’est qu’au début des années 2000 que furent lancées les premières opérations de gestion de crise en République Démocratique du Congo puis dans l’ancienne république yougoslave de Macédoine. Entre  2003 et 2013, l’Union européenne aura ainsi lancée 24 missions dont 17 opérations civiles et 7 opérations militaires sur 3 continents mobilisant environ 20 000 hommes.

En instaurant la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC), le traité de Lisbonne marque une nouvelle étape mais pas franchement un virage. La création du poste de Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (actuellement occupé par l’italienne Frederica Mogherini) tout comme la réaffirmation des coopérations renforcées peinent à masquer l’inadaptation de la politique de sécurité et de défense de l’Europe des années 90 et 2000 dans le monde de 2020 dont chacun mesure désormais la dangerosité.

Depuis l’après-guerre, et à chacune des étapes de la construction européenne, tout aura été mis en œuvre pour que la sécurité demeure la compétence des Etats. Comment s’étonner, dans ces conditions, que le partage d’informations sensibles obéisse encore à des coopérations bilatérales (bien que certaines fonctionnent mieux qu’on n’ait pu le dire) et non à une dynamique communautaire solide ? Cet étonnement s’est pourtant largement exprimé, au lendemain du 13 novembre, dans les propos de celles et ceux qui pendant longtemps ont défendu cette Europe de la « demi-mesure ».

 

 » L’Europe a fait bien plus qu’on ne le croit avec le peu de moyens qu’on lui a accordé « 

 

Oui – nous, Européens, avons pris un retard considérable, dans un monde qui a changé… sans finalement changer, car la pacification des relations internationales un temps espérée après la chute du mur de Berlin ne s’est jamais réellement produite. Depuis 1990, plus de 4 millions de personnes, principalement des civils, ont perdu la vie lors de conflits. En 2009 (soit avant le début des printemps arabes) plus de 40 millions de personnes ont été déplacées dans le monde contre leur gré. Est-il nécessaire de ré-évoquer la menace djihadiste à l’extérieur comme à l’intérieur de nos frontières ? Les terroristes nous ont frappé là où ils nous savaient faibles : des « frappes obliques » depuis la Belgique jusqu’en France en passant par l’Allemagne ou la Grèce, précisément parce que conscients des limites de l’Intelligence européenne. Ce n’est donc certainement pas le moment de refermer nos frontières intérieures comme le revendiquent l’extrême droite ou les souverainistes… mais bien, au contraire, de les ouvrir « mieux » et plus vite, au profit d’un  « Schengen 2 », lui-même prolongé d’un « FBI Européen » doté de moyens et rendant compte devant le Parlement.

Oui – l’Europe a fait bien plus qu’on ne le croit… si on considère le peu de moyens et d’ambition qu’on lui a accordée. La politique de convergence a permis de donner la direction manquante aux politiques nationales. Les dépenses d’investissement et de recherche qui constituaient le principal talon d’Achille à l’époque de Maastricht ont sensiblement progressé (de 38 à 42 milliards d’euros entre 2006 et 2012). La diminution engagée des effectifs (moins 20 % au cours de la dernière décennie) marque également la transition vers une armée moins nombreuse mais mieux valorisée, équipée et formée. Restons néanmoins conscients que cette évolution prendra du temps (les dépenses de personnels représentent encore près de 50 % contre 30 % aux Etats-Unis), ce qui implique que nous puissions nous projeter au-delà de la décennie… et surtout de nous y atteler sans délai.

 

 » La bonne direction… mais pas le bon tempo « 

 

Si après la chute du mur de Berlin les Européens ont eu le courage de dépasser l’échec de la CED et de prendre la bonne direction, force est de constater qu’ils se sont lourdement trompés de tempo. Le refus opiniâtre de passer de la coordination à l’intégration a atteint ses limites. A commencer par le poids de la dépense militaire : avec un peu moins de 195 Md€ en 2012 (soit moins de 250 Md$), le cumul des budgets nationaux place la défense européenne certes loin devant nos partenaires chinois, russe, japonais ou indien (respectivement 166, 90, 59 et 46 Md$) mais également loin derrière les Etats-Unis (un peu plus de 600 Md$). Or, ce rang de « numéro 2 » mondial à priori enviable n’est toutefois qu’un « trompe l’œil ». L’absence de commandement intégré des forces armées européennes amène à en relativiser la portée opérationnelle. Malgré un effectif théorique de 1.6 millions d’hommes, l’Union Européenne dispose tout au plus d’une capacité de projection de 40 à 50.000 hommes, soit une opération de moyenne envergure comparable à la guerre d’Afghanistan des années 2000. En outre, cette capacité de projection reste encore très orientée vers des opérations humanitaires et de maintien de la paix, l’opérationnel défensif restant, là encore, assuré par les Etats.

Le fossé technologique qui n’a cessé de se creuser avec nos alliés constitue une autre source de préoccupation. Certes les Européens rattrapent peu à peu leur retard, mais à un rythme trop lent. En 2010, à peine 15 % de la dépense européenne était consacrée à l’acquisition d’armements nouveaux (soit près de 10 points de moins que les Etats-Unis). Parmi la vingtaine de porte-avions en service dans le monde la moitié sont américains, les autres grandes puissances n’en possèdent qu’un (la France, le Brésil, l’Espagne, la Russie). La Chine, quant à elle, devrait bientôt rejoindre ce cercle très fermé des puissances capables d’une permanence maritime… bref, nouvelle illustration d’un rebattage des cartes de la puissance mondiale au sein de laquelle l’Europe qui peut tout autant être considérée comme « en dedans » comme « en dehors » … selon que l’on appréhende globalement ou non sa capacité opérationnelle.

Or, dans un monde où les dépenses en matière de défense n’ont jamais été aussi élevées depuis la fin de la guerre froide (1776 Md$ en 2014 d’après le Stockholm International Peace Research Institute), la perspective d’un « rattrapage européen » soulève deux autres enjeux.

Tout d’abord, le coût : au regard des chiffres qui viennent d’être évoquées, il apparaît clairement que ne rien changer amènerait tôt ou tard les Européens à devoir opérer des arbitrages budgétaires douloureux entre la défense ou la société civile.

Ensuite l’administration même de ce financement : car les opérations de la PSDC continuent obéir à une logique Complexe et fluctuante.

Complexe – parce que la PSDC ne couvre qu’une part marginale des opérations (moins de 10 %) selon une clé de répartition définie en fonction du PIB des Etats, le solde demeurant à la charge exclusive des États engagés. De fait, avec un effort de défense atteignant respectivement 1,6% et 2,38% du PIB en 2014 la France et la Grande-Bretagne assurent la majeure partie des opérations de sécurité de l’Union et en supportent un coût d’autant plus important (contre 1,08% ou 0,78 % pour l’Allemagne ou l’Espagne). Or, la prise en compte de cet effort dans le périmètre des déficits publics au titre des objectifs de convergence constitue une question sensible qui a déjà largement empoisonné la relation entre la Commission et les Etats (voire celle des Etats entre eux). Nul doute qu’avec la recrudescence du risque, elle constituera tôt ou tard une impasse politique et budgétaire.

Fluctuante – parce que le budget de la PSDC varie de 1 à 5 d’une année à l’autre (156M€ en 2008 contre 29M€ en 2012). Comment promouvoir une vision suffisamment opérationnelle et de long terme ? Notons enfin que 0.1 % de mutualisation des dépenses de sécurité permettraient de tripler les moyens alloués à FRONTEX (à peine une centaine de millions d’euros par an), bien que là encore poser la question des moyens en dehors de la création d’une police des extérieures de l’Union n’ait que peu d’intérêt en soi.

 

 » Un nouveau traité d’intégration de l’Union s’impose « 

 

Chacun des observateurs que nous sommes devons rester vigilants à ne pas récupérer la souffrance des familles qui ont été meurtries par les attentats de Paris au nom de la défense de telle ou telle vision politique – et j’espère le faire comme il se doit.

Mais il n’en demeure pas moins la réalité d’un évènement qui, vraisemblablement, marquera nos mémoires et l’Histoire. Comme tout fait historique, celui-ci nous éclaire (ou doit nous éclairer) sur la réalité du monde. A travers les attentats du 13 novembre, une génération « Bataclan » s’est révélée devant l’opinion. Plus cosmopolite, plus connectée, plus mobile, celle-ci, par raison ou par conviction, sera beaucoup plus européenne que d’autres ne l’ont été avant elle.

La question que nous devons nous poser est de savoir si les attentats de Paris nous ont aidé ou non à comprendre un mouvement qui s’est engagé et perdurera ;  si nous, Français, Allemands, Espagnols, Belges, Italiens, Britanniques nous sentons exposés non en tant que « nationaux » mais bien en tant qu’héritiers et défenseurs d’un modèle lui-même fondé sur des valeurs supérieures de paix, de démocratie, de progrès… Alors si tel est le cas, nous devons accepter le changement et mandater nos gouvernants dans ce sens : un nouveau traité d’intégration de sécurité et de défense de l’Union s’impose, prélude à une nouvelle constitution européenne.

Quinze ans après le traité de Saint-Malo, l’axe franco-britannique, élargi à un axe Paris-Londres-Berlin, doit probablement constituer le moteur. Seules puissances nucléaires, France et Grande Bretagne devront s’interroger sur l’opportunité d’une dissuasion commune au service de l’Union. Le point d’orgue reste évidemment la création d’un Etat-Major et un commandement unique qui conduira, inévitablement, à réinterroger les prérogatives du Parlement et du Président du Conseil, élevé au rang de « chef des armées de l’Union ».

Indirectement, une Europe géopolitiquement mature débouchera vers une autre évidence qu’il deviendra alors urgent de traiter : la rénovation de la gouvernance mondiale, encore (très) majoritairement héritée de l’après-guerre. A plus long terme, l’évolution vers un droit de veto européen unique au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU, à priori dans le cadre d’une réforme plus large de l’institution, semble incontournable – réflexion qui mériterait d’être élargie au FMI et à la Banque Mondiale, car la lutte contre le terrorisme ne pourra se faire sans une lutte acharnée contre le maldeveloppement.

Enfin, l’Europe de la défense ne peut être pensée en dehors de l’Europe de la diplomatie. Avec 162 ambassades, 4 antennes diplomatiques, 98 consulats, 130 sections consulaires et plus de 500 consulats honoraires, la France dispose de la représentation diplomatique la plus importante au monde derrière celle des Etats-Unis : ce qui lui confère de sérieux arguments pour emmener, demain, cette nouvelle diplomatie européenne. Nos ambassades auraient tout à fait vocation à assurer une représentation européenne  là où d’autres partenaires n’en disposent pas. A moyen terme, la substitution des représentations nationales par des ambassades et consulats des 28 apparaît comme le socle incontournable d’une Europe politique reconnue et respectée comme telle dans le monde, une Europe capable de défendre les intérêts de ses ressortissants lorsqu’ils s’exposent à une justice moins équitable ou irrespectueuse des droits fondamentaux.

 

 » Ce n’est pas la France qui change, c’est le monde  » 

 

Voilà ce qui nous attend, ou plus exactement voilà la seule alternative crédible pour les citoyens européens que nous sommes dans une mondialisation qui n’est pas, loin s’en faut, que financière. Ne pas dire la vérité ou la dire du bout des lèvres ne pourra qu’aboutir à un énième échec qui, cette fois, pourrait être fatal à la construction européenne.

Je suis évidemment conscient que cette perspective peut laisser perplexe. Nous restons les uns et les autres attachés à autant de repères constitutifs d’une « certaine image de la France » et que nous craignons de perdre. Pour autant, comme beaucoup,  je suis mal à l’aise face à une France qui reste dans l’ambivalence : consciente d’être trop petite pour demeurer une puissance globale et à la fois trop grande, trop forte, trop riche pour se résigner à devenir une puissance modeste – il est d’ailleurs probable que ce malaise ait contribué à une partie de nos blocages sociaux et économiques passés, sources d’autant de thèses déclinistes, au repli, au communautarisme.

Je reste surpris que celles et ceux qui, de droite comme de gauche revendiquent une « France fière »,  ne sachent encore regarder l’intégration diplomatique et militaire non comme le énième signe d’un déclin mais… au contraire l’évidence d’un rebond.

La France pour rester demain la France doit pouvoir se réinventer à travers l’Europe : une Europe résolument fédérale et souveraine, à la centrée sur ses identités et tournée vers le monde ; une Europe par laquelle la France continuera de porter plus haut et plus fort ses idéaux démocratiques et universalistes hérités du siècle des lumières. C’est précisément ce qu’elle a su faire depuis la Révolution, à chaque étape de son Histoire contemporaine. Bref, ce n’est pas la France qui change, c’est le monde ! Accepter cette évidence est-il réellement plus attentatoire à notre souveraineté que l’acceptation tacite de l’érosion des moyens alloués à notre diplomatie tels que les tous les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, l’ont consenti depuis plus de trente ans ?

Nous portons une responsabilité, Français, dans ce qui a été accompli comme dans ce qui ne l’a pas été en matière de sécurité, de diplomatie et de défense européenne. Si nous prenons conscience que l’Europe forte s’impose dans un monde géopolitiquement plus complexe et dangereux, gageons qu’un signal fort doit provenir de là même où il s’était éteint soixante ans plus tôt. A ce titre, j’en appelle solennellement à la relance d’un « processus de Paris ».

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