« Et pour moi, l’Europe elle fait quoi ? »

A maintenant neuf mois des prochaines élections, l’Europe reste traversée par deux lignes de fractures. Une première, Nord-Sud, autour de la question de l’euro. Une seconde, Est-Ouest, autour de la question migratoire. Tant que l’Europe ne réduira pas ces deux fractures, il lui sera difficile d’engager les autres chantiers de la défense, de l’harmonisation fiscale ou l’Europe sociale. En un mot comme en cent, l’Europe est en panne ! Non qu’elle soit en « panne de projet » comme il est dit souvent. Chacun connait les choix politiques qu’exigent la gouvernance économique ou le droit d’asile. L’Europe est en panne d’arbitrage, prisonnière d’une addition d’égoïsmes nationaux.

Les Européens regardent le monde un peu comme si aucune des révolutions de ces trente dernières années ne s’était produite. L’érosion de la gouvernance mondiale, le déplacement du centre de gravité géopolitique vers l’Asie, le réchauffement climatique, les réveils identitaires, l’émergence de puissances supranationales… Apple, pour ne citer qu’elle, est désormais capitalisée à hauteur de 50 % du PIB de la France.

Tant que les Européens ne prendront pas la mesure de la brutalité du 21ème siècle, ils ne trouveront pas la conviction nécessaire pour embrasser le fédéralisme, pourtant seul capable de leur permettre de rester français, allemands, italiens, polonais… dans une Europe resserrée autour d’un nombre restreint de compétences mais réalisées avec force.

Ce déni de réalité est le pain béni des nationalistes. Bien-sûr, il y a le Brexit. Bien-sûr, il y a l’élection de Donald Trump. Bien-sûr il y a le pied enfoncé dans la porte par Victor Orban, Sebastian Kurz ou Matteo Salvini…. Mais pour l’ultra-droite, les raisons de croire se situent ailleurs. Nul besoin de céder aux sirènes de l’internationale souverainiste de Steve Bannon perçue comme repoussoir (à juste titre) pour aller chasser de nouveaux déçus à droite et à gauche. C’est bien l’apolitisme européen qui rend une victoire possible des extrêmes, en Europe, en mai prochain.

Il ne nous reste pas pléthore de solutions, démocrates, sociaux et libéraux, pour sortir l’Europe de l’ornière. Il nous faudra « réenchanter l’Europe » pour reprendre, là encore, un slogan maintes fois utilisé. Certes…  Mais la vérité m’oblige à dire que nous ne sauverons pas l’Europe à coup de slogans ! Non seulement nous avons dépassé cette séquence, mais surtout parce que des Le Pen ou Mélenchon seront toujours plus efficaces que droites et gauches républicaines réunies dans cet exercice.

Nous avons une fâcheuse tendance à regarder « la jeunesse » comme un monobloc. La réalité est que Erasmus, même si nous devons le développer, même si nous devons l’étendre à l’apprentissage (j’en suis un ardent défenseur) ne fait pas rêver « toute » la jeunesse. C’est peut-être vrai dans des métropoles où se concentrent les deux tiers des richesses produites, ça l’est moins dans les périphéries urbaines où s’est expatriée une partie de la classe moyenne et populaire.

Les valeurs de « paix » ne suffisent plus à rallier la jeunesse à l’idéal européen des manuels d’Histoire. Ce qui ne veut pas dire non plus que cette jeunesse soit contre l’Europe. Non. De manière bien plus pragmatique et « terre à terre », elle attend autre chose de l’Europe. Un jeune préparant le baccalauréat, peinant à décrocher un stage ou un contrat d’apprentissage, a des raisons de se demander si le marché du travail pourra résister aux coups de boutoirs de la Chine ou de l’Inde y compris sur le sol européen. Qu’est-ce qui peut bien « réenchanter l’Europe » aux yeux de cette jeunesse-là ?

Un discours de vérité m’oblige à dire que le « marché », à lui-seul, n’est plus le gage d’une adhésion populaire à l’Europe. Pas plus que le « nous serons plus forts dans la mondialisation grâce à l’Europe », en tout cas pas dans une région telle que les Hauts-de-France où les 20.000 emplois perdus depuis la crise des subprimes peinent à être remplacés par les emplois de la troisième révolution industrielle. Comment expliquer que l’Europe y investisse beaucoup (près de 2 milliards en cinq ans) et que le revenu médian y reste 20 % inférieur à la moyenne nationale depuis plusieurs décennies ? Bien-sûr que l’Europe n’est pas directement responsable. Bien sûr que sans l’Europe, c’eût été pire. Européens convaincus, nous savons tout cela… Mais pour gagner, l’Europe doit désormais faire société. Elle doit s’affranchir du parler européiste pour mieux parler à celles et ceux qui posent une question simple : « Et pour moi, l’Europe elle fait quoi ? ».

Chaque année les Européens dépensent 46 % de ce qu’ils produisent soit un peu moins de 7500 Milliards. Ils consacrent 40 % de cette ressource aux dépenses sociales (retraites comprises),  15 % à la santé, à peine 3 % à la défense. La perspective de mettre en convergence une part de ces politiques publiques nous donne des sueurs froides tant la tâche paraît complexe. Et elle l’est. Mais…

Imaginons un instant ce qui pourrait être accompli si nous optimisions ne serait-ce que 1 % de la dépense publique en Europe (entre 70 et 80 Milliards…). Impossible ? Les armées nationales comptent près d’une centaine armes contre à peine une quarantaine pour l’armée américaine. En Italie, en Grèce ou en Espagne,  le chômage des jeunes flirte avec les 40 % pesant doublement sur les finances publiques. Nous parlons bien de 1 % de convergence de nos politiques publiques à atteindre sur trois à cinq ans, là où une majorité d’Etat ont laissé filé la dépense de l’ordre de 2 à 5 %… par an. Et nous parlons bien d’un effort, non d’ajustement, mais d’un effort pour « réenchanter l’Europe » tel que beaucoup le promettent depuis des décennies, élection après élection…

Regagner 1 % de marges de manœuvre, à fiscalité égale, en faisant ensemble ce que nous faisons séparément, c’est mettre la défense européenne à hauteur de celle des Etats-Unis. Cela changerait radicalement la face du monde. Au-delà de la mise en sécurité du continent (on en oublierait presque la menace terroriste qui reste bien présente), l’Europe gagnerait en respectabilité pour rénover la gouvernance mondiale, lutter contre le protectionnisme, défendre la réciprocité sur les marchés mondiaux.

Regagner 1 % de marges de manœuvre en faisant ensemble ce que nous faisons séparément, c’est nous donner la possibilité de financer trois plans Juncker par an ! L’Europe gagnerait définitivement l’avantage technologique dans la transition énergétique.

Nous pensons que l’urgence est de s’attaquer au chômage des jeunes ? Alors donnons à la possibilité aux 23 millions d’entreprises de l’Union d’embaucher un jeune sans charges pendant 24 mois.

Nous pensons que le vieillissement est la bombe à retardement de l’Europe ? Alors réfléchissons à des péréquations nouvelles en matière de retraites où l’Europe pourrait intervenir en « troisième étage » des régimes généraux et complémentaires.

Nous croyons aux vertus d’une commande publique maîtrisée et plus encore en région Hauts-de-France, au carrefour de la mégalopole européenne. Sans l’Europe, le canal Seine-Nord ne verrait jamais le jour. Alors renforçons, ciblons et politisons les fonds structurels. Réseaux ferrés, ouvrages d’art (comment ne pas avoir en tête le drame de Gênes), demain la production déconcentrée et le stockage des énergies renouvelables… Nombreuses sont les rénovations, innovations ou politiques publiques pour lesquelles les Etats, seuls, ne sont plus à échelle pour investir de manière structurelle telle que les Etats européen ont pu le faire après-guerre, sauf à tailler dans les dépenses sociales ou d’éducation.

Tous ces scénarii n’ont peut-être pas vocation à être mis en œuvre. Mais ils montrent une chose essentielle. Une Europe résolument plus politique et solidaire peut nous permettre de reprendre les commandes d’une société de progrès telle qu’elle semble révolue pour beaucoup d’Européens qui naguère connurent ou entretiennent le souvenir des « trente glorieuses ». Il y a dans le fédéralisme européen les ressorts de l’Europe sociale que les partis nationaux recherchent en ordre dispersé. Voilà pourquoi l’élection de mai 2019 devra rassembler l’ensemble des forces pro-européennes au-delà des clivages et autour d’un projet fort, inédit, et ambitieux. Fort d’un leadership retrouvé, d’une capacité à faire travailler ensemble les sensibilités, et fort de sa capacité à se réformer, l’Europe attend désormais beaucoup de la France – plus exactement de la « France dans l’Europe » d’Emmanuel Macron.

Il faut une « green card à l’Européenne » !

Que ce soit en raison du vieillissement de la population active, en raison du manque d’attractivité de certains métiers ou encore des mutations technologiques, tous les pays de la zone euro connaissent une pénurie plus ou moins importante de main d’œuvre. Elle se situe vraisemblablement au-delà du million d’emplois, engendrant d’importants manque à gagner en termes de PIB, de rentes fiscales et de cotisations sociales. Cette pénurie ne touche pas uniquement le secteur des services, loin s’en faut, mais également ceux de la santé, de l’artisanat et du numérique.

Si une partie des emplois actuellement non pourvus sont susceptibles d’être proposés aux migrants arrivés sur le sol européen au cours des trois à cinq dernières années, il est en revanche faux de penser que seuls sont concernés les métiers pénibles et déclassés.

La population migrante est bien plus hétérogène que la représentation collective que nous en avons. On y recense aussi bien des personnes non qualifiées que des médecins, des ingénieurs, des électriciens, des techniciens, même si dans certains cas la maîtrise ou les attendus méritent d’être approfondis pour « coller » aux standards de la demande européenne. Au risque de surprendre, nombre de ces populations avaient une situation et jouissait d’un statut social dans leur pays d’origine. Pour une raison très simple : migrer a un coût, souvent élevé. Celui des passeurs, des intermédiaires… Ce qui au passage tort le coup à une autre idée reçue selon laquelle « ils ne retourneront jamais chez eux «. Pour certains, oui. Est-ce le cas de tous ? Pas-sûr…On en profitera pour rappeler combien la nuance entre « migrant économique » et « réfugié » est essentielle pour comprendre le débat en matière de droit d’asile.

Il n’en fallait pas plus pour que, en pleine période estivale, les professionnels de l’hôtellerie posent le problème…ou, plus exactement, apportent des pistes de solution en appelant les pouvoirs publics à « régulariser » les migrants qui souhaitent travailler. En réalité, l’écrasante majorité. Il suffit de regarder l’Histoire (je parle en connaissance de cause pour être issu de l’immigration polonaise et yougoslave arrivée dans le bassin minier dans les années 1920). Il suffit d’observer les tentatives désespérées des migrants pour rejoindre la Grande-Bretagne, synonyme, à tort ou à raison, d’eldorado libéral où tout redevient possible économiquement, et ce malgré les alternatives proposées par l’État français et les associations locales.

On voit bien les passions que le débat autour du travail des migrants est susceptible d’allumer, dès lors que nous aurions l’imprudence de nous montrer trop approximatifs dans les termes utilisés ou, pire, si nous l’abandonnions aux seules expressions militantes des pro et anti-migrants. On voit bien qu’un tel débat est du pain béni à la fois pour des néo tiers-mondisme un peu naïf en quête de bonne conscience d’un côté et pour le Rassemblement National de l’autre, bien décidé à se refaire une santé, consciente de l’affaiblissement des partis d’opposition.

Or, deux points peuvent venir fragiliser le débat. D’une part, la notion de permis de travail. Il ne s’agit pas de faire croire, comme souvent, que rien n’existe. Mais bien de s’interroger si ce qui a été pensé en tuyau d’orgue en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, dans les années 1980-90, au mieux dans les années 2000, reste à échelle des enjeux de la mondialisation en 2020. La réponse est, non. D’autre part, la notion de régularisation me semble mériter un peu plus de rigueur de la part des participants au débat : s’agit-il de régulariser le travail des migrants ou de régulariser les migrants eux-mêmes ? Ce qui constitue deux notions radicalement différentes, pourtant souvent renvoyées un peu hâtivement à une même sémantique. La deuxième option laisse, en France, le souvenir crispé des régularisations de sans papiers intervenus à intervalles de cinq à dix ans et qui, comme chacun sait, n’ont apporté aucune réponse de long terme au phénomène migratoire.

Abstenons-nous donc, en 2018, de propositions binaires ou dogmatiques qui ne feront que monter une sensibilité contre une autre, et de nous emmener, en définitive, dans des impasses politiques.

Entre l’impasse de la naturalisation automatique (synonyme d’appel d’air et inacceptable pour l’opinion) et l’impasse de l’illégalité administrée (en clair la situation actuelle), une troisième voie doit être recherchée. Celle-ci doit permettre de préserver le caractère de réversibilité de la présence sur le territoire (personne ne peut attester qu’un pays instable en 2018 le sera encore en 2025 par exemple). Cette « troisième voie » doit surtout permettre de sortir de l’ambiguïté en matière de droits économiques et sociaux qui reste le fond du problème pour les accueillis comme pour les accueillants.

Si nous voulons pousser la cohérence jusqu’au bout, nous devons faire en sorte que cette « troisième voie » s’adapte à la réalité de Schengen. Et non garder l’actuel système de distribution de permis de travail à l’échelon national (valable dans un pays et non dans un autre pour des résidents hors UE), le plus souvent avec des complexités administratives et des délais longs (jusqu’à un an en France).

Enfin, osons une politique de quotas fondée sur l’analyse des besoins réels des différentes économies de la zone euro. Je suis bien-sûr sensible aux arguments de celles et ceux qu’une telle proposition effraie ou indispose. Mais ont-ils quelque chose de mieux à proposer que le statu quo dans lequel nous nous trouvons actuellement, que ce soit en France, en Italie, et on le voit, en Allemagne ? On voit bien que la générosité d’un dirigeant européen, seul, ne suffit pas sur le long terme. Les campements sauvages, à Calais ou à Paris, l’explosion de mineurs isolés livrés à eux-mêmes à leur majorité… L’extrême droite ressort la grande gagnante de cette situation, de toutes façons promise à quota zéro en termes d’intégration. Pour autant, il serait naïf de penser que s’abstenir de légiférer sur le travail des migrants éloigne le travail des migrants. C’est tout le contraire. Ces derniers alimentent les bataillons de travailleurs clandestins, de l’habitat indigne, quand ce n’est pas celui de la prostitution. Les femmes sont d’ailleurs souvent oubliées deux fois dans cet apolitisme migratoire.

Il n’existe pas de solution miracle. Mais des pistes utiles sont probablement à rechercher dans des démocraties à échelles géographique et sociologique comparables.

L’Europe gagnerait beaucoup à s’inspirer de la carte de résident permanent au Canada ou aux États-Unis, plus connue sous le nom de green card. Elle reste d’ailleurs, pour beaucoup de créateurs ou d’étudiants, y compris en Europe (et donc à priori peu poussés par la faim ou la persécution) le sésame vers un rêve américain… sur lequel l’Amérique a longtemps su capitaliser pour attirer des talents tant en matière d’art ou de nouvelle technologies.

La green card est un document d’identification délivré par les services de l’immigration permettant aux citoyens non naturalisés de s’installer et de travailler légalement sur le territoire sans besoin de visa. Les droits et devoirs des porteurs de la carte sont identiques à ceux de n’importe quel citoyen (impôts, droits sociaux) hormis le droit de vote et l’accès à certaines fonctions administratives et électives. Bref, l’obtention de la green card n’équivaut en rien à l’obtention de citoyenneté américaine ou canadienne. Elle ne présage pas plus une réponse favorable à une hypothétique demande de naturalisation qui, d’ailleurs, ne peut qu’être instruite à l’issue de plusieurs années (le plus souvent 5 ans).

Dans l’idéal, la green card à l’Européenne devrait être délivrée par la future autorité européenne du travail, seule apte à apporter un traitement suffisamment harmonisé de ces demandes de permis de travail à l’échelon de la zone euro, voire en aidant la réorientation de certaines compétences vers certaines géographies de l’Union en fonction des besoins. La green card à l’Européenne pourrait être instruite et délivrée indépendamment du traitement de la demande d’asile pouvant obéir à un processus plus long. Dans l’idéal toujours, cette même demande d’asile ne serait plus régie par le règlement de Dublin qui a vécu, mais bien par le bureau d’appui en matière d’asile (actuel EASO), lui-même transformé en une agence européenne opérationnelle, désormais responsable devant la Commission et le Parlement.

Je le sais, pour certains cet « idéal » s’apparente à un pêché de naïveté. Pour celles et ceux qui acceptent de regarder le monde dans ses enjeux et dans son époque, il n’est que l’orientation qui doit être prise par l’Europe pour apporter des réponses concrètes en faveur d’une gestion à la fois économique, sociale et humaine du phénomène migratoire. Ce n’est pas simple. Mais c’est peut-être justement parce que ce n’est pas simple que nous devons le faire.