Pourquoi faut-il remettre les euro-obligations sur la table ?

Régulièrement, l’idée selon laquelle l’Union Européenne pourrait émettre de la dette pour le compte d’un ou plusieurs pays de la zone euro refait surface. Certains préconisent ces euro-obligations (euro-bonds) en guise de « garantie solidaire » pour atténuer la charge des dettes nationales, scénario notamment envisagé lors de la crise des dettes souveraines. D’autres, afin de booster l’investissement. Il serait alors plus juste de parler d’euro-projects, scénario plus consensuel et qu’encourageait (déjà) Jacques Delors.

Sur le papier, rien ne plaide en faveur d’une relance des euro-projects. Au sein de la zone euro, le chômage a atteint son plus bas niveau depuis 2008. La Grèce a remboursé ses créanciers bien avant l’heure. La grande majorité des États européens empruntent à taux négatifs (si tant est que ces mêmes taux négatifs soient un marqueur de confiance dans l’économie mondiale). Bref, tout indique que l’on pourrait continuer en 2020 comme en 2010, en 2000… Et pourtant ! Il est urgent de remettre les euro-projets sur la table des négociations. Voici au moins six raisons.

1/ Parce que le risque de récession mondiale n’a jamais été aussi haut depuis dix ans.

L’Europe a toujours eu du mal à anticiper les crises parce que les dirigeants nationaux ne partageaient pas la même lecture du monde. Non que nous soyons entrés dans une ère de convergence par le miracle des dernières élections européennes. Mais rarement chefs d’États et de gouvernements, FMI, l’OCDE et BCE auront à ce point partagé le constat d’un risque de récession mondiale. Il faut dire que les nuages s’amoncellent : les tensions au Moyen-Orient, la guerre commerciale entre les États-Unis, l’Europe et la Chine, le Brexit, l’endettement privé, la fragilisation du secteur bancaire et de celui de l’assurance… Il serait incompréhensible que cet état d’esprit ne profite pas à un peu plus de fédéralisme économique et de mesures contracycliques pour soutenir la croissance de la première économie mondiale.

2/ Parce que la situation de l’emploi est plus fragile qu’il n’y paraît.

Les bons chiffres de l’emploi ne parviennent ni à faire reculer les extrêmes ni à contenir les mouvements sociaux en Europe. En réalité, l’explosion des emplois atypiques entretient l’illusion du plein emploi quand le plafonnement des salaires donne aux classes moyennes un sentiment de paupérisation, lui-même amplifié par d’autres déséquilibres (tels que l’explosion des coûts liés au logement, à la santé, la mobilité)… Que la zone euro aille mieux est indiscutable! Mais cette embellie, finalement très conjoncturelle, ne permet pas encore d’accompagner les mutations plus structurelles du marché européen du travail ou encore de lutter efficacement contre la pauvreté. Si dans les cinq à dix ans, l’Europe n’apparaît pas comme une partie de la réponse aux défis de l’ubérisation ou de l’intelligence artificielle, alors elle sera définitivement regardée comme étant d’aucune utilité pour 300 millions d’actifs, salariés comme chefs d’entreprises. Ce terreau serait pire encore que celui qui a permis au Brexit de s’enraciner.

3/ Parce que nous devons refaire de la politique !

Nous semblons regarder le Brexit, l’élection de Donald Trump ou de Jaïr Bolsonaro comme une succession d’aléas sans accepter de regarder la menace qui plane sur le modèle de démocratie libérale. La réalité est que l’ultralibéralisme est devenu la principale cause de rejet en Occident. Non seulement en raison des inégalités qu’il produit mais aussi en raison d’un sentiment de soumission à la mondialisation. Or ce sentiment gagne peu à peu les classes moyennes (au sens très large), naguère socle électoral et culturel de cette démocratie libérale… et dernier « plafond de verre » à bien des errements (fracture sociale, montée des communautarismes, banalisation des extrêmes). Prudence…

Retournons le problème comme on le voudra, nous ne sauverons pas la démocratie en Europe sans remettre un peu de pensée keynésienne ! Il ne s’agit pas de réétatiser les économies, ce qui serait une folie dans la mondialisation. Le plan Juncker a montré combien l’économie manufacturière pouvait retrouver un cap, finalement avec peu de fonds publics et beaucoup de convergence. Son impact sur la croissance et l’emploi est reconnu.

On assiste à diverses initiatives publiques visant à soutenir l’investissement en France, en Allemagne… Mais rien ne serait pire que de faire de la relance en ordre dispersé à l’heure où les effets d’échelle (considérablement élargis) et où les cycles technologiques (considérablement raccourcis) appellent des réponses ouvertement continentales. La lenteur de l’Europe des batteries est une illustration parmi d’autres de ce « collectif petit bras ». On attend toujours un Google européen. Quand le patron de BMW dit « le véhicule électrique personne n’en veut », ne faut-il pas entendre « pensons grand » ? On peut demander aux entreprises de produire, de prendre des risques… mais on ne peut leur demander de changer les infrastructures ou la fiscalité. Ce n’est pas leur rôle. Or, ce défi d’infrastructure est peut-être au moins aussi important que celui de la reconstruction d’après-guerre.

Alors certes les euro-projects ne sont pas la solution miracle à la crise démocratique qui couve en Europe, si tant est que cette « solution miracle » existe et qu’elle soit exclusivement d’ordre économique. Mais de toutes évidences, les euro-projects peuvent accompagner la transition vers un capitalisme socialement plus acceptable, mieux régulé et plus durable, prérequis à des sociétés plus apaisées et à priori plus enclines au changement. C’est pourquoi nous devons nous saisir des euro-projects pour remettre de l’huile dans le moteur d’EuroInvest ou de la Banque Européenne d’Investissement. De même que les euro-projects sont un financement possible de la Banque Européenne du climat ou d’un budget de la zone euro, cher à Emmanuel Macron, dès lors que personne ne veut ni mettre la main à la poche ni créer (au moins à court terme) une fiscalité européenne.

Enfin, reconnaissons que faire financer une croissance européenne, plus sociale et plus verte, par le reste de planète ne manquerait pas d’envoyer un signal fort vers celles et ceux qui commençaient à douter des vertus de l’ouverture au monde. Financer une partie des euro-projects par un produit d’épargne populaire européen, le premier du genre (sorte de le livret A de la zone euro), à un moment où les Européens, en plus de craindre pour leur pouvoir d’achat pourraient bientôt avoir à craindre pour leur pouvoir d’épargne en raison des taux d’intérêts négatifs, constituerait un acte politique majeur.

4/ Parce qu’il faut conforter l’euro dans l’économie mondiale.

Près des deux tiers des réserves mondiales de change restent libellées en dollar contre un cinquième en euro. En soi la suprématie du dollar ne serait un problème si celle-ci ne portait pas atteinte aux  intérêts souverains de l’Europe dans le monde, ce que la crise iranienne a démontré en 2018. Or, si les États-Unis rayonnent sur la planète, c’est certes en raison d’une puissance économique, technologique, diplomatique, militaire… Mais c’est aussi par qu’ils sont en capacité d’utiliser la dette fédérale (colossale) pour inonder la finance mondiale en dollars. Est-ce à dire que l’Europe doit s’endetter « plus » ? Pas nécessairement. Mais elle gagnerait à politiser sa dette en s’endettant « mieux ». En émettant des euro-obligations (et plus encore sous la forme d’euro-projects), l’Europe renforcerait la circulation de l’euro dans l’économie mondiale. Certes le chemin restera long avant de concurrencer le dollar. Quoiqu’en diplomatie comme en économie, les trajectoires sont parfois scrutées avec autant d’intérêt que les objectifs à atteindre…

5/ Parce que l’Allemagne change.

Historiquement l’Allemagne a été le pays le plus réticent aux euro-obligations par crainte d’y voir recycler de la dette moins vertueuse de pays tels que la France, la Grèce, le Portugal… C’est pourquoi préférer les euro-projects aux euro-bonds serait de nature à offrir un premier gage à une Allemagne par ailleurs moins en situation de jouer les cavaliers seuls en Europe qu’elle n’a pu ne faire par le passé. Le pays voit se clôturer une décennie miraculeuse, en réalité bâtie sur des déséquilibres. L’orthodoxie budgétaire s’est faite aux dépens de l’investissement public. Paradoxe s’il en est dans un pays qui bat un quasi record mondial d’épargne (près de 8 % du PIB). En outre cette épargne est majoritairement investie en dette américaine… alors que l’Amérique devient toujours plus imprévisible et plus menaçante envers les intérêts de l’industrie allemande. Combien de temps la classe politique outre-Rhin le supportera-t-elle ? De tous les pays de la zone euro, l’Allemagne est la plus exposée à la conjoncture mondiale alors que celle-ci montre également des signes de fatigue en Asie. Le pays se sait plus vulnérable que ses voisins aux guerres monétaires et aux velléités protectionnistes. Voilà autant de signaux faibles, mais toujours plus convergents, d’une Allemagne qui pourrait retrouver un intérêt, même temporaire, à se tourner de nouveau vers la zone euro. Il est vrai que la fenêtre reste étroite. Mais après tout… l’art de la politique n’est-il pas de parvenir à se saisir de l’instant pour mieux forcer l’Histoire ?

6/ Parce que l’Europe est condamnée à réussir « sa part » du Brexit.

Le Brexit a beau consacrer la victoire de l’Union-Européenne, il n’en demeure pas moins l’échec des Européens. Les 27 sont condamnés à réussir « l’après ». Les milliards que la Grande-Bretagne est susceptible de perdre comme importateur, l’Europe les perdra comme principal exportateur… Agir sur la demande (en soutenant la commande publique) tout en accélérant la modernisation de l’offre (via la recherche et l’innovation) ne sera pas de trop, dans les mois à venir et les années à venir, pour montrer aux Européens de quel côté se situent leur avenir. Ils ne regarderont qu’une chose : la direction que prendront leurs conditions de vie « grâce » ou « à cause » de l’Europe.


Why must Eurobonds be put back on the table?

Regularly, the idea that the European Union could issue debt on behalf of one or more countries in the euro area resurfaces. Some advocate these Eurobonds as « solidarity guarantee » to mitigate the burden of national debt, a scenario particularly considered during the sovereign debt crisis. Others to boost the investment. It would then be more accurate to talk about europrojects, a more consensual scenario that Jacques Delors was already encouraging.

On paper, there is no argument in favor of europrojects. In the eurozone, unemployment has reached its lowest level since 2008. Greece has repaid its creditors well ahead of time. Most of European states borrow at negative rates (if indeed these negative rates are a mark of confidence in the global economy). In short, everything indicates that we could continue in 2020 as we did in the 2010’s, the 2000’s … Yet, it is urgent to put the europrojects back on the negotiating table. Here are at least six reasons.

1/ Because the risk of a global recession has never been higher in ten years.

Europe has always struggled to anticipate crises because national leaders had divided readings of the world. Not that we have entered an era of convergence by the miracle of the last European elections. But rarely Heads of State and Government, IMF, OECD and ECB have so shared the finding of a risk of global recession. It must be said that the clouds are looming dangerously: the tensions in the Middle East, the trade war between the United States, Europe and China, the Brexit, the private debt, the weakening of the banking and the insurance sectors… It would be incomprehensible that this new inclination does not help economic federalism and counter-cyclical measures to support the growth of the world’s largest economy.

2 / Because the employment situation is more fragile than it seems.

Despite good employment figures extremes and social unrest keep at their highest level. In fact, more small and part-time jobs produce an illusion of full employment when the wage ceiling gives the middle classes a feeling of impoverishment, itself amplified by other imbalances (such as the explosion of housing costs, health, mobility). That the euro zone is in better shape is indisputable! But this improvement, finally very cyclical, does not yet allow to support more structural changes in the European labor market and even less to reduce poverty. In the next five or ten years, if Europe does not legitimate herself as part of the answer to the challenges of uberisation or artificial intelligence, it will be definitely regarded as of no use for 300 million employed in the UE. Such a situation would be even more critical than the one that was prevailing a few months prior to the Brexit.

3 / Because we have to do politics again !

We pretend that the Brexit, the election of Donald Trump or Jair Bolsonaro are a series of hazards without considering the threat to the model of liberal democracy. The reality is that ultra-liberalism has become the main cause of rejection in the West. Not only because of the inequalities it produces but also because of a feeling of submission to globalization. This feeling is gradually gaining the middle class (in the broadest sense), formerly the electoral and cultural base of this model of liberal democracy…

We will not save democracy in Europe without restoring some Keynesian thinking! No need to nationalise economies, though – it would be a folly in a global world. The Juncker plan proved that the manufacturing economy could get back on track, ultimately with little public funding and much convergence. Its impact on growth and employment is recognized.

There are various public initiatives to support investment in France, in Germany… But nothing would be worse than to boost the European economy in a scattered order at a time when the scale effects  (considerably enlarged) and when the technology cycles (considerably shortened) require continental incentives. The sluggishness of European Battery Alliance is one example of this « low collective ambition ». We are still waiting for a European Google. When the boss of BMW says « the electric vehicle nobody wants, » shouldn’t we hear « let’s do it continental”? Companies can be asked to produce, to venture, to take risks… but they can’t change infrastructure or taxation. It’s not their role. However, over the next ten or fifteen years this infrastructure challenge is perhaps at least as important as that of post-war reconstruction.

The euro-projects are not the miracle solution to the democratic crisis in Europe, if indeed this « miracle solution » does exists. It can be doubted that economy suffices to solve all problems. But there is no doubt that europrojects can help a more socially acceptable and more sustainable form of capitalism that European nations need to reform in a peaceful way. This is why europrojects should stimulate in priority the achievements of EuroInvest or the European Investment Bank. The europrojects are also one possible financing of the European Climate Bank or a budget of the euro zone, supported by Emmanuel Macron, since nobody wants to give a penny or create (at least in the short term) European taxation.

Finally, financing a more social and greener growth in Europe by the rest of planet would not fail to send a strong signal to those who began to doubt the virtues of openness to the world. Financing part of the euro-projects with a popular European savings product, the first of its kind, at a time when Europeans, in addition to fearing for their purchasing power could soon have to fear for their savings power because of the negative interest rates, would be another strong political act.

4 / Because we have to strengthen the euro in the global economy.

Nearly two-thirds of the world’s foreign exchange reserves are detained in dollars against one-fifth in euros. In itself the supremacy of the dollar would not be a problem if it did not undermine the sovereign interests of Europe in the world, which the Iranian crisis has demonstrated in 2018. US leadership is obviously due to economics, technology, diplomacy, military power … But it is also due to the (colossal) federal debt, used to flood world finance in dollars. Does this mean that Europe has to go into “more” debt? Not exactly. But Europe should politicize her debt by getting into “better”. By issuing eurobonds (and even more in the form of europrojects), Europe would strengthen the circulation of the euro in the global economy. Certainly it’s still a long way to go before competing with the dollar. Although in diplomacy as in economics, the trajectories are sometimes scrutinized with as much interest as the objectives to reach …

5 / Because Germany is changing.

Historically, Germany has been the most reluctant country for eurobonds for fear of recycling less virtuous debt from countries such as France, Greece, Portugal … That is why europrojects should be preferred to eurobonds as a first pledge to Germany. Another point is that Germany won’t be able to play as solo as she did in the past. The country is closing a miraculous decade, in fact built on imbalances. Budgetary orthodoxy has been carried at the expense of public investment. It is a paradox for a country that beats a near world record of savings (nearly 8% of GDP), mostly to invest in US debt … while America is becoming more unpredictable and more threatening to the interests of German industry. How long will the political class in Germany support it? Of all the countries in the euro zone, Germany is the most exposed to the world economy while it also shows signs of weakening in Asia. The country knows itself more vulnerable than its euro-zone neighbors to the monetary wars and the protectionist tendencies all over the world. These are all weak signals, but always more convergent, that Germany could find an interest, even temporarily, to turn back to the euro area. Surely, the negotiation process will be hard. But after all… politics is the art to seize the moment to force history.

6 / Because Europe is doomed to succeed « its share » of Brexit.

The Brexit is the victory of the European Union, but it remains the failure of the Europeans. The 27 are condemned to turn “the day after” into success. The billions that Britain is likely to lose as an importer, Europe will lose as the main exporter… Acting on demand (by supporting public procurement) while accelerating the modernization of supply (via research and development) will not be too much to show Europeans where their future lies in the coming months and years. They will only consider one thing: how better their living standard is with Europe

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