Le plus grand drame du projet européen depuis sa création en 1957 réside dans son incapacité à trouver une voie politique autre que celle de la crise pour avancer. La menace d’un Brexit (sortie de la Grande Bretagne) en offre une énième et pathétique illustration.
Pour autant, je reste intimement persuadé que David Cameron ne souhaite pas la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne.
Comme beaucoup de dirigeants en Europe, M Cameron essaie de contenir son aile droite : le UKIP, qui reçoit une audience croissante comparable à celle du Front National en France, mais également les velléités au sein de son propre camp conservateur.
Évidemment, flatter les extrêmes est un jeu de dupe qui, à terme, produit les effets inverses de ceux escomptés – nous le savons que trop bien en France. Mais le fait est qu’en mettant la pression sur l’Union Européenne, M Cameron tente de gagner du temps au profit d’un accord le plus favorable possible qui lui permettrait d’asseoir sa légitimité, qui plus est par la voie du référendum.
Nous pourrions nous en tenir là et relativiser ce petit jeu de « roulette russe »… si l’arme était en plastique et non chargée ! Ce qui n’est malheureusement pas le cas.
En effet, les menaces hier de Grexit et aujourd’hui de Brexit interviennent dans un contexte d’affaiblissement sans précédent de l’idée d’Europe, ce qui laisse plusieurs scénarii sur la table.
Après tout, peut-être la menace Brexit s’inscrira-t-elle dans une sorte de continuum historique de la construction européenne, insatisfaisant pour beaucoup mais tolérable de tous, où les accords s’arrachent sur le fil du rasoir. Peut-être…
Inversement, une sortie de la Grande Bretagne ne peut totalement être exclue, même si j’avoue ne pas trop y croire.
Un tel évènement susciterait-il un électrochoc à la hauteur de l’enjeu auprès des 27 restants ? Peut-être…
Assisterions-nous à un repli des investisseurs de la city devenus méfiants vers Paris, Stuttgart ou Varsovie, nouveaux centres de la finance mondiale ? Peut-être…
Verrions-nous l’Ecosse ou le Pays de Galles revendiquer non plus l’autonomie mais l’indépendance au profit de la monnaie unique, ralliements qui permettraient d’approfondir la gouvernance économique de la zone euro ? Peut-être…
On l’aura compris, à ce jeu le Royaume-Uni joue gros, voire plus que l’Europe n’aurait à perdre. Et M Cameron fait cette analyse. Néanmoins, prudence et responsabilité s’imposent.
D’abord parce que le scénario d’un rebond des « 27 restants », tout en restant plausible, n’est pas écrit – loin de là. La résilience des Européens face à la levée de Schengen (pour ne prendre que cet exemple), nous démontre combien l’Europe est sortie fragilisée de dix années de crises économique, sociale et géopolitique. Nous nous trouvons dans le contexte d’une inédite fébrilité où toute crise pourrait être la crise de trop.
Ensuite, parce je considère que ce scénario du « rebond à 27 » resterait malgré tout… un échec. Les défis du 21ème siècle sont globaux. Pour les affronter, l’Europe doit s’assumer comme une communauté de projet et de peuples liés par l’Histoire. Or, je considère que cette Europe née des ruines de la seconde guerre mondiale ne peut marquer son Histoire en laissant derrière elle le peuple britannique. De la même façon, une Europe de la diplomatie et de la défense, indispensable à notre sécurité, ne pourra exister qu’autour d’un axe Paris-Londres-Berlin. http://patrick-debruyne.eu/index.php/2015/12/02/defense-europeenne-60-ans-a-rattraper-en-5-ans-2/
Celles et ceux qui s’intéressent à l’Histoire des Etats-Unis savent combien celle-ci présente sinon des similitudes, à tout le moins des comparaisons intéressantes avec la construction européenne. Ce qui est de nature à susciter autant de confiance que de prudence.
Confiance – parce que cette comparaison nous rappelle que nous réclamons à l’Europe d’accomplir en quelques décennies ce que l’Amérique a mis deux siècles à construire, dans des époques et un jeu mondial il est vrai peu comparables.
Prudence – parce que l’Histoire américaine a été jalonnée de tensions, sécessionnistes et violentes, qui eurent pu être fatales à sa démocratie et son unité.
Or, celles et ceux qui sont sensibles à cette Histoire mesurent combien seul le fédéralisme aura rendu possible cette difficile quadrature du cercle entre Etats et Nation.
Ne tergiversons pas : les revendications portées au titre du Brexit appellent un « non » catégorique. Mais nous ne pouvons faire l’économie des bonnes questions…
Il est tentant de ne regarder que la frange conservatrice et idéologiquement eurosceptique du mouvement Brexit. La réalité est peut-être plus complexe qu’il n’y parait.
Certaines des revendications portées par Londres devant le Conseil Européen en fin d’année 2015 sont tout simplement inacceptables. En particulier lorsqu’elles sont de nature à remettre en cause le principe de libre circulation. C’est le cas de l’exigence de quatre années de présence susceptible d’être opposée à tout Européen s’installant au Royaume-Uni avant que ce dernier ne puisse prétendre toucher des prestations sociales. Ou encore d’une seconde, visant à faire de l’euro la monnaie « non unique » de l’Union européenne (permettant au passage à Londres d’investir des décisions de gouvernance économique jusqu’ici réservées à l’euro-zone). Bref, sur ces deux questions c’est un « non » catégorique qui doit être opposé.
D’autres revendications méritent un décryptage et interpellent le fédéraliste que je suis.
La première concerne le marché unique. Le Royaume-Uni souhaite d’une part un perfectionnement de la libre circulation des capitaux et d’autre part une diminution du poids de la réglementation européenne sur les entreprises.
L’avenir dira ce qu’il faut mettre précisément derrière les termes. Telle est la tâche à laquelle s’est attelé le Président Tusk en prévision d’un futur sommet qui se tiendra au printemps prochain.
Mais si le premier objectif plaide en faveur d’une harmonisation accrue (au-delà de l’Union Bancaire actuellement en cours de déploiement) et si le second ambitionne la convergence sociale et fiscale (indispensable à une agriculture et une industrie forte pour chacun des 28), comment ne pas saluer cet élan par ailleurs portés par toutes les tendances europhiles ?
La dernière revendication de M Cameron porte sur la souveraineté. Pour éviter de se diriger vers une union politique, le Premier Ministre demande que soit ôtée des traités fondateurs la mention d’une « Union sans cesse plus étroite », et revendique le « renforcement des pouvoirs de contrôle des parlements nationaux ».
Concernant le premier objectif (le principe d’une « union sans cesse plus étroite »), ce sera « non », M Cameron le sait parfaitement, et celui-ci n’a d’ailleurs que pour seule finalité d’être mieux balayé au profit du second objectif que M Cameron sait bien plus négociable (renforcer les pouvoirs de contrôle des parlements nationaux). Là encore, il conviendra de s’assurer que tout le monde mette la même signification derrière les mots, prérequis à l’exploration d’éventuels chemins de traverses dans la négociation.
Renverser le fonctionnement des institutions en donnant la primauté au Parlement Européen sur la Commission constituait-il une sortie honorable pour Londres sur ce point précis du « contrôle des parlements nationaux » ? Le cas échéant, comment ne pas y voir une avancée collective, apte à faire converger partisans de « l’Europe minimale » et « maximale » à travers la voie du fédéralisme européen… Certes, d’autres aspects de la gouvernance européenne et pas des moindres resteraient à trancher, à fortiori dans le cadre d’un nouveau traité constitutionnel qui, de toutes façons, s’imposera, et bien que cette perspective tétanise les dirigeants européens encore hantés par le fiasco de 2005. Mais si Londres souhaite ouvrir ce chantier, pourquoi le lui refuser… et surtout, pourquoi se le refuser collectivement ?
Qu’on le veuille ou non, et aussi discutables soient-elles sur la forme, les velléités londoniennes ne font que refléter les limites de la démocratie européenne à l’heure où notre continent se trouve confronté à des choix capitaux pour sa souveraineté, sa sécurité, la préservation de son modèle, de ses identités…
Ce qui me conforte dans trois convictions.
La première est que nous ne devons trahir aucun principe européen quelles qu’en soient les pressions.
La seconde est que nous aurions tort, pour autant, de ne pas nous saisir de cette crise pour nous interroger sur ce qui fonde l’euroscepticisme, fut-il idéologique ou non, et ce bien au delà de l’opinion publique britannique.
Enfin, la troisième est que Londres et le Conseil sont condamnés à trouver une sortie par le haut.