Il ne sera probablement pas inutile de rappeler durant la campagne des Européennes qui s’ouvre combien les décisions qui régissent le quotidien des Français, mauvaises ou bonnes, sont des décisions prises souverainement. Même quand il s’agit de compétences partagées avec l’Europe. Nous donnons délégation à des représentants (à priori français) pour débattre et voter les règlements européens, puis nous les retranscrivons dans notre droit national avec la (large) souplesse permise par les traités. Si la France est malade de sa bureaucratie, ce n’est pas la faute de l’Europe.
En réalité, l’Europe dispose de peu de compétences propres, et c’est bien ainsi ! Car le défi de l’Europe n’est pas d’en faire plus mais d’en faire mieux sur l’essentiel de ce pour quoi les États lui ont prêté mandat : nous protéger. Nous protéger dans un monde où en quarante ans à peine la richesse produite a été multipliée par 4, le commerce international par 8, sans parler du décrochage continu entre l’économie réelle et la finance, demain plus fragilisé encore par des émissions monétaires échappant aux États. Nous protéger dans un monde où des puissances, globales ou régionales, nouvelles ou anciennes, regardent la démocratie comme une menace – même quand elle s’applique chez leurs voisins. Nous protéger dans un monde où la souveraineté et la lutte contre la loi du plus fort doivent continuellement être réajustées – la maîtrise de l’énergie, des algorithmes, des flux migratoires, le contournement du droit international.
Ce mandat de protection, nous pouvons le dénoncer et à tout moment sans avoir à en payer le prix des armes et du sang. Combien de démocraties dans le monde peuvent-elles en dire autant ? Cela n’a rien de théorique. Les Britanniques l’ont fait en 2016 (ils sont 60 % à vouloir faire machine arrière 7 ans plus tard).
Mais les faits sont têtus. L’Histoire aussi. Face à une Europe qui ne plie pas, ni devant les coups de boutoir du Brexit, ni devant la mondialisation dérégulée, ni devant la cancel culture, ni devant Vladimir Poutine, les antilibéraux se voient contraints de changer leur fusil d’épaule. C’est ainsi que le Frexit et l’abandon de l’euro, bien trop repoussoirs devant un électorat indécis, ont laissé place à « La France d’abord, l’Europe ensuite », bien dans l’esprit de l’ « America First » de Donald Trump. Il n’en demeure pas moins qu’une tromperie, même bien emballée restera toujours une tromperie.
“Un pied dedans, un pied dehors”, donc. Et bien soit ! Que les antilibéraux aillent expliquer aux retraités et aux fonctionnaires comment ils comptent s’y prendre pour lever, chaque jour, l’équivalent du budget annuel de la Justice pour « boucler » le paiement de 500 MD€ de revenus de transfert ! Qu’ils aillent expliquer aux salariés de l’acier, du ciment, de l’aluminium ou de l’hydrogène comment ils comptent maintenir la taxe carbone aux frontières de l’UE avec un bouclier fissuré ! Qu’ils n’oublient pas non plus d’expliquer aux petites gens et aux classes que l’Europe avec laquelle il leur est proposé de distendre le lien est, aujourd’hui, l’Europe qui leur garantirait jusqu’au dernier euro leur épargne (jusque 100 000 €) si d’aventure leur banque devait faire faillite.
“Un pied dehors” ? Que les antilibéraux aillent expliquer aux agriculteurs français que dénoncer des traités de libre-échange dont la balance commerciale est excédentaire leur permettra de vivre mieux !
“Un pied dedans” ? Que les antilibéraux aillent expliquer aux entrepreneurs et aux salariés de production comment ils s’y prendront pour convaincre nos partenaires (principalement à l’est) de demeurer dans les négociations d’un salaire minimal européen si nous nous autoriserons, Français, sans préavis, de mettre « un pied dehors » de la PAC, des fonds structurels ou de la défense européenne !
Que les antilibéraux n’hésitent pas non plus par faire un crochet par les sinistrés des incendies dans les territoires méditerranéens et par les sinistrés des inondations dans les Watringues. Nul doute qu’ils y rencontreront des concitoyens convaincus des vertus du « un pied dedans, un pied dehors », plus que de l’urgence à renforcer la protection civile européenne ou le Fond de Transition Juste.
De toute évidence, la guerre qui fait rage aux frontières de l’Europe devra être le cœur de l’élection. Par leur soutien à la souveraineté de l’Ukraine, les démocraties européennes jouent leur survie et le projet européen sa raison d’être. Mais la tragédie du monde suffit elle à faire une élection ? Méfions nous d’une pensée libérale qui se résignerait à n’avoir que pour seul horizon la résistance en faisant le deuil de la politique. Ce piège se refermerait de façon d’autant plus redoutable qu’il laisserait un front libre aux illibéraux de l’extrême droite et de l’extrême gauche pour mener l’autre guerre, “à bas bruit”, contre la société. Celle qui consiste à capitaliser les frustrations, les colères, une par une. Et à rendre n’importe quelle ineptie à peine moins audible que le bon sens. Il n’en faut pas plus pour porter le populisme au pouvoir.
La situation politique dans laquelle l’Europe se trouve aujourd’hui n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, celle de l’Amérique au sortir de la seconde guerre mondiale. Les mémoires du président Harry Truman sont riches d’enseignements.
Bien moins charismatique que son illustre prédécesseur, arrivé au pouvoir presque par accident, ce petit homme frêle du Missouri, gérant d’une quincaillerie, peu à l’aise avec les discours, changea radicalement le destin de l’Amérique dans le 20ème siècle. Face à une opinion démobilisée par cinq années de conflit et une droite dure très isolationniste, contre l’avis de ses conseillers Truman comprit qu’il ne parviendrait pas à confronter ses concitoyens au nouvel ordre mondial naissant si ce dernier devenait sacrificiel des revendications des ouvriers des usines de Ford, de l’appel au secours des fermiers du Middle-West, du combat pour les droits civiques…
Nos démocraties sont ainsi faites. On ne mène aucun combat, si l’on commence par perdre les batailles morales.