Salaires, pouvoir d’achat, présidentielle : le grand flou…

N’en déplaise à une partie de la droite qui tente d’emmener la présidentielle vers des thèmes sécuritaires, la question du pouvoir d’achat, et celle des salaires en particulier, sera centrale.

Entre 1996 et 2018 les salaires ont augmenté d’un peu plus de 13%. De quoi renvoyer dos à dos économistes et déclinistes, chacun détenant une part de vérité. Oui, les Français gagnent mieux leur vie qu’ils ne la gagnaient vingt ans auparavant (car la mesure de l’Insee s’entend en « euro constant », c’est-à-dire corrigée de l’inflation). Et Non, cet « enrichissement moyen » n’est pas synonyme d’un « enrichissement général ». Cette progression est la moins dynamique de l’après-guerre ; et les cadres, dont le nombre a continué d’augmenter, alimentent la plus forte hausse en volume. L’augmentation des dépenses contraintes (en particulier la hausse de l’immobilier), bien qu’elle ne soit directement liée aux salaires, ne saurait être sortie d’une équation générale, ne serait-ce parce qu’elle a grandement obéré la mobilité.   

Alors, à qui la faute (plus exactement « à quoi ») ? 

Aux 35 heures ? Pour partie oui, dans la mesure où celles-ci se sont accompagnées d’une modération salariale destinée à en absorber le coût. Mais près d’une demi-douzaine d’aménagements plus tard, elles ne sauraient constituer l’unique explication.

Faut-il incriminer les charges sociales ? C’est l’antienne des candidats en campagne. Mais c’est un point de vue discutable depuis la pérennisation des aides « Fillon » (jusqu’à 1.6 SMIC), du CICE. Si l’impact  sur l’emploi n’est plus à démontrer (par définition pour augmenter un salaire, encore faut-il en avoir un…), on voit aussi que ce sont ces échelles de salaires qui supportent plus fortement la modération. De quoi mettre à mal la théorie d’une automaticité entre  baisse de charges et hausse de salaire, entonnée par la droite dans cette précampagne. L’une des raisons étant que la baisse de charges se heurte à des effets de seuil, et les relever ne fait qu’en déporter les effets. Enfin, le coût sur les finances publiques enterre définitivement l’hypothèse d’une généralisation. Augmenter de 10 % le salaire de 12 millions de salariés touchant moins de 3.000 € mensuels, comme le propose la candidate Pécresse, réclamerait la compensation par l’Etat de l’ordre de 30 à 40 MD€, soit l’équivalent d’un confinement tous les ans au titre de l’activité partielle ! Pour quelqu’un qui trouve que « Macron a cramé la caisse »… Bref, disons le, et sauf à ce qu’elle s’accompagne d’une réduction drastique de notre modèle social (ce qui soulèverait d’autres problèmes), la baisse de charges, patronales comme salariales, ne peut être un levier durale de la politique des salaires. De ce point de vue, la réforme des impôts de production engagée par la mandature sortante s’avère être un choix bien plus cohérent – pour l’emploi comme pour la rémunération.

Retournons le problème comme on le voudra, nous n’augmenterons pas les salaires en France si nous ne créons pas plus de valeur ajoutée ! L’ensemble des mesures prises sous le quinquennat Macron renoue avec les fondamentaux – la réinstallation d’un Haut-Commissariat au plan, France 2030, une politique d’insertion fondée sur la formation (que ce soit au titre de l’accompagnement des bénéficiaires du RSA ou de l’apprentissage), la sortie du capital productif de l’ISF (transformé en IFI). Mais cette politique structurelle, qui a déjà des effets sur les volumes d’emplois, ne produira pleinement ses effets sur la valeur ajoutée (et à fortiori sur les salaires) qu’à l’issue d’un cycle de production – entre 2 et 5 ans. A condition bien sûr que le cap soit maintenu, voire amplifié, et certainement pas inversé. Qui peut croire que l’on puisse venir à bout de quarante ans de renoncements en cinq ans, en réduisant toutes les fractures ? L’électorat d’Emmanuel Macron en est convaincu. Mais la théorie du « temps long » n’est pas une réponse politique. La caissière de supermarché, l’aide-soignante en EHPAD, le cariste, vers lesquels les projecteurs ont été braqués pendant la crise sanitaire avant qu’ils ne retombent dans l’oubli, n’ont pas le temps d’attendre. On veut bien croire en demain, mais on vit aujourd’hui.      

Nous devons tirer les enseignements de cette période, d’une France qui tend à se redresser durablement mais qui peine à redistribuer en dehors de l’interventionnisme public (notamment la prime d’activité et le chèque énergie). Elle met en évidence deux difficultés qui échappent aux saillies programmatiques des candidats en lice.  

La première de ces difficultés réside dans l’individualisation des modes de redistribution qui s’est imposé au détriment de négociations plus conventionnelles et collectives. Ce n’est pas une mauvaise chose dans la mesure où cela permet de mieux rémunérer les talents et promeut un capitalisme rhénan (notamment à travers la participation et l’intéressement), largement préférable au capitalisme financier. Mais le corps social moins spécialisé, et généralement plus exposé à la compétition mondiale, n’y trouve pas la même aisance que les cadres. Quand on navigue autour du SMIC, on préfère aller voir son banquier avec une rémunération linéaire plutôt qu’avec une prime ! De ce point de vue, la proposition de l’extrême droite de déplafonner quasi sans limite la rémunération accessoire (soit dit en passant guère plus finançable que la baisse de charges patronales évoquée ci-dessus), en accentuant encore ce mouvement de perte de valeur faciale des salaires, serait un probable enfer pour la « France qui se lève tôt » et qu’elle dit paradoxalement défendre.        

La seconde difficulté réside dans l’atonie du dialogue social. Où sont les partenaires sociaux ? Econduits pendant la crise des gilets jaunes (autant que la classe politique), en retrait pendant la crise sanitaire, les corps intermédiaires se sont mués dans un silence assourdissant, y compris face au phénomène de pénurie de main d’œuvre (qui est pour partie une accélération de la crise des conditions de travail). Le fait est que l’effondrement de la représentativité syndicale a été, dans notre pays, le plus spectaculaire en Europe – aujourd’hui à peine 10 % des salariés, par ailleurs disproportionnellement présents dans le secteur public et parapublic. Or, si l’est exigible de la classe politique qu’elle veille à créer les conditions de la croissance, ce n’est pas cette dernière qui prend des risques, produit et redistribue – c’est bien l’entreprise !

Certes, le constat n’est pas nouveau. Mais il est à craindre que les idées pour relancer le dialogue social soient les grandes absentes du débat de la présidentielle. Ce serait un tort. Car l’expérience des derniers mois montre combien retendre la courroie de transmission entre l’économique et social constitue un prérequis à la relance durable du pays, au moins autant que le concours de volontarisme macroéconomique auquel s’adonnent les candidats.