Chaque année, notre pays consacre quelque 250 Md€ à sa santé (11% du PIB), soit l’équivalent de la plupart de nos voisins, corrigé de différences structurelles.
Le système français a cette première particularité de socialiser à un haut niveau l’exercice d’une médecine libérale, puisque praticiens et patients sont (presque) libres de s’y rencontrer. Les Français sont attachés à cette gouvernance, différente du modèle économique, principes que le projet de “grande sécurité sociale” n’a pas vocation à modifier. La comparaison avec le NHS britannique avancée par certains ne trouve donc aucune justification. Rappelons au passage que ce dernier est financé par l’impôt (d’où son étatisation) contrairement à l’assurance maladie, très largement financée par les cotisations sociales.
Car c’est l’autre particularité du système français : son modèle économique. Il se fonde sur la gestion un double risque. L’un mutualisé, où chacun contribue à la hauteur de ses moyens ; l’autre assurantiel, où chacun contribue à la hauteur de son risque individuel. L’un reposant sur le secteur public (le régime général de la sécurité sociale) ; l’autre le secteur privé (quelque 600 opérateurs dit de “complémentaire santé”). L’un assurant les 8/10ème du financement global avec des coûts de fonctionnement inférieurs à 5 % ; l’autre finançant un peu plus du 1/10ème restant avec des coûts de gestion cinq à six fois supérieurs. L’un, encadré par l’ONDAM (il est vrai pas toujours en équilibre) ; l’autre, contraint par des règles fiscales et comptables plus strictes ; mais qui ne sauraient justifier le quasi doublement des franchises subies par les assurés depuis une quinzaine d’années (en moyenne 5% par an), non sans que ces acteurs assurantiels n’engrangent des profits conséquents que le Législateur peine à encadrer. Notons enfin que le secteur mutualiste, longtemps structurant, marque le pas au profit du secteur lucratif.
En soi, la coexistence de ces deux secteurs, public et privé, ne fait pas débat. La difficulté repose sur le fait que le second (le secteur privé assurantiel) soit devenu, au fil des ans, la planche fragile sinon en matière d’ « accès » plutôt dans la « continuité » de soins. S’il est vrai que la part de ménages dépourvus d’une complémentaire santé est en recul constant (environ 5 % en 2020), ce n’est pas sans en avoir démultiplié les dispositifs d’exception (CMU-C, ACS, CSS), sources de complexité et, en définitive, souvent synonymes de ruptures à un moment ou à un autre du parcours des usagers les plus fragiles. Le taux d’effort des ménages est l’autre facette d’un problème plus profond, dès lors qu’il conduit à des couvertures moins performantes ou au prix d’autres privations, et ce dans un contexte d’alourdissement de nombreuses autres dépenses contraintes pesant fortement sur le pouvoir d’achat de ces ménages. Bref, le reste à charge “facial” pour l’usager a beau être l’un des plus bas au monde (moins de 7 %), quand on remet l’exercice à plat il s’avère qu’un bon quart des Français sont en fragilité pour accomplir le dernier kilomètre du 100 % santé. Or, comme chacun le sait, cette situation n’ira pas en s’améliorant compte tenu du vieillissement ou de l’augmentation du nombre de travailleurs indépendants.
Le système idéal n’existe pas. Et il n’est pas dit que la réintégration de 15 à 20 Md€ de dépenses des organismes assurantiels privés vers le régime général ne déplacera pas le plafond de verre ailleurs et autrement. Les sceptiques ont raison d’interroger un risque de santé “à deux vitesses”… sauf à dire qu’il serait déjà une réduction des inégalités bienvenue dans un système qui compte désormais autant de vitesses que de catégories.
Le transfert de charges est, bien-sûr, LA question centrale. A somme nulle sur le papier, et même pourvoyeuse d’économies d’échelle (par la rationalisation de coûts de gestion démesurés du secteur assurantiel privé), en réalité cette question du transfert de charges contributives sera d’une redoutable complexité sur le plan du dialogue social comme sur un plan politique, et ce alors que le renchérissement du coût du travail n’est pas le bienvenu. Restons, en outre, humbles sur la notion “d’économies”… D’abord parce que ces économies d’échelle ne sont pas le fort des fusions à la française, il faut bien le reconnaître. Ensuite, parce que notre santé présente suffisamment de chantiers en souffrance, depuis la crise de l’hôpital public jusqu’aux besoins de la télémédecine en passant par la rénovation de la santé mentale, la lutte contre les déserts médicaux ou encore une meilleure couverture des dispositifs médicaux, pour que ces économies d’échelle soient intégralement remises au pot commun de l’offre et au chevet du patient. Il n’empêche que 3 à 8 Md€, selon les différents scénarii, pourraient être dégagés, soit presque l’équivalent d’un second Ségur tous les ans ! Encore faut-il l’énoncer clairement à une heure où la statistique peine à croiser la perception du quotidien, qui plus est dans une société du média qui compte suffisamment de snipers habiles pour politiser l’objet social. En définitive, même si le projet de « grande sécu » ne se traduisait pas par des « économies sonnantes et trébuchantes », ce sont bien les Français dans leur ensemble, et parmi eux les plus modestes, qui auraient tout à gagner d’une santé mieux intégrée, plus qualitative, et avec des coûts maitrisés.
La question de la justice sociale n’est pas seulement une question éthique. Elle participe pleinement de l’équilibre de la gouvernance et de la pérennité du modèle économique. La prévention en est l’illustration. Elle est la première économie réalisée par des personnes fragilisées, ce qui a pour conséquence de déporter la charge, à plus long terme, vers un secteur curatif infiniment plus coûteux. Pendant que notre société feint de croire qu’elle pourra s’abstenir de reculer l’âge de la retraite, elle occulte la vraie question qui est finalement moins celle du chiffre seuil (62, 64, 65 ans) que sa capacité à élever le niveau général de santé et de façon durable. Des indicateurs qui stagnent ne sont pas gage de compétitivité. Or, sur ce volet précis de la prévention, ni la loi santé publique de 2004 ni la loi Hôpital Patient Santé Territoires de 2009 ne sont parvenues à hisser notre système à la hauteur de celui de nos voisins, même s’il faut saluer de réelles avancées. Le secteur médico-social, qui passerait presque à la trappe dans l’effervescence du débat, est l’une des clés en amont et en aval du secteur hospitalier, avec des coûts moindres et, bien-sûr, pilier de la question du domicile, en passe de révolutionner les politiques d’autonomie. Nul doute que ces angles sont ceux qui permettront de réunir autour de la table les professionnels des secteurs 1 et 2 qui, eux-aussi, appréhendent cette réforme. Profiter de la séquence pour revaloriser actes et carrières qui doivent l’être, pour déstratifier et désadministrativer le secteur de ville comme le secteur hospitalier peuvent être les autres bonnes idées…
Il ne s’agit pas de monter la société civile contre les acteurs de l’assurance privé, ce qui ne serait certainement pas la meilleure façon de débuter une telle réforme. Mais bien d’admettre que chacun a intérêt à faire son métier, là où il le fait le mieux ! Il est évident que les salariés du secteur assurantiel (environ 100 000 d’après la Fédération Française de l’Assurance) ne doivent pas être les dommages collatéraux d’une réforme qui se revendique de l’intérêt général. Mais de grâce, cessons de répondre à un problème par un problème. Arrêtons de dire que les acteurs publics ou parapublics ne savent pas bouger ou s’adapter, car ce n’est pas vrai ! Nous l’avons vu avec les changements de statuts de grandes entreprises publiques, la création des ARS (regroupant jusqu’à une dizaine de conventions collectives), création de Pôle Emploi (par fusion de deux statuts – l’un public, l’autre privé) ; plus récemment le déploiement de la loi NOTRe ou l’OTE ont eu un impact sur des dizaines de milliers d’agents dans une indifférence médiatique égale à l’intelligence avec laquelle ces accompagnements RH ont été conduits.
Débattons sereinement des 4 scénarii proposés par le Haut conseil pour l’Avenir de l’Assurance maladie car une santé moderne est une santé qui outre le renforcement de sa gouvernance, de son modèle économique, et celui de sa justice sociale, renforce sa démocratie. En définitive, qui a vraiment à craindre d’ouvrir ce débat d’une « grande sécu », moins lucrative, plus respectueuse des compétences, et capable de renouer avec la notion de “bien commun” né du conseil de la résistance ?