L’Europe relance trois fois moins puissamment son économie que l’Amérique ; elle vaccine quatre fois moins rapidement que la Grande-Bretagne. La réalité est plus discutable, pourtant. C’est oublier un peu vite que le surcroit de milliards américains vient pallier une protection sociale réduite à la portion congrue outre atlantique alors que l’Europe, qui représente près de la moitié de la dépense sociale mondiale (pour 6 % de la population), peut faire le pari d’une relance plus modeste. De même, c’est en Europe dont on disait l’industrie délitescente que le plus de vaccins ont été produits dans le monde au cours des six derniers mois (plus de 200 millions). Il n’empêche. Le mal est fait – l’Europe apparait bien à la traîne.
Les atermoiements autour du plan de relance et de la vaccination sont une bonne illustration du mal endémique qui frappe les Européens depuis plusieurs décennies. Par une sorte de « marche en crabe », ces derniers sont à la fois capables d’avancées spectaculaires (qui aurait prédit de tels déblocages pendant la campagne de 2019…) et capables du pire enlisement au moment de passer de la théorie à la pratique. N’y a-t-il pas quelque chose de désopilant à devenir le premier fournisseur mondial de vaccins sans parvenir à vacciner les siens ? Par quel prodige bureaucratique les milliards votés en juillet 2020 n’irriguent-il pas encore l’économie alors que les foyers américains reçoivent les premiers chèques du Trésor fédéral ?
Taper sur les hauts fonctionnaires européens n’y changera rien. Pas plus que d’accabler la mandature Von der Leyen qui accomplit le meilleur travail possible avec les moyens dont elle dispose. Cette situation résulte de l’obsolescence des institutions européennes. Nous payons « cash » le rendez-vous manqué de 2005 qui conduisit au bidouillage du traité de Lisbonne : un législatif bridé, un exécutif peu incarnant, une diplomatie éclatée façon puzzle (pour le plus grand bonheur de la Chine), la règle de l’unanimité qui étouffe le jeu démocratique. Sont-ce les mêmes représentants qui naguère appelèrent à voter « non » à la constitution européenne en agitant bien haut le chiffon rouge du plombier polonais, que l’on voit aujourd’hui jouer des coudes dans les médias pour dire combien « l’Europe devrait vacciner plus vite », « relancer mieux » ?
On peut douter que des bases constitutionnelles plus solides auraient permis à l’Europe de traverser sans heurt la crise actuelle, ce qu’aucun Etat n’est d’ailleurs parvenu à accomplir. Mais l’inverse est également vrai. On a rarement vu une action publique faire des étincelles quand le portage politique restait poussif – ce qui est vrai à l’échelle d’une ville, d’une région ou d’un pays reste à fortiori vrai à l’échelle d’une puissance globale.
Voilà vingt ans que faute d’institutions à la hauteur, l’Europe grimpe le col de la mondialisation sur son petit vélo. Et Dieu sait que la pente devient raide… Le mécanisme européen de stabilité a beau avoir sauvé l’épargne de nombreuses petites gens, la directive REACH avoir œuvré pour la santé au travail, la monnaie unique avoir permis ce « quoi qu’il en coute » inimaginable du temps du franc ou de la lire… Rien y fait. L’Europe reste trop peu visible dans ce qu’elle nous apporte au quotidien, mais bien surmédiatisée à travers ses loupés.
Alors Oui, ne nous mentons pas, l’Europe de 2021 est à la peine – moins que ne le pérorent les eurosceptiques, plus que ne le prétendent les euro-béats. Son problème est certainement la puissance que l’agilité qui lui fait défaut – et c’est déjà un formidable cadeau qu’elle consent à ses compétiteurs. Comment reprocher à un Boris Johnson, qui ne pouvait que perdre les négociations du Brexit sur la longueur face à des Européens unis, de ne pas tenter de « se refaire » sur les vaccins, sur le dos de ces mêmes Européens ? D’autant que vacciner les Britanniques avant les Européens permet de faire oublier les tonnes de poissons pourrissant sur le port de Douvres.
L’obsolescence des institutions européennes nous éclatera d’autant plus violemment à la figure que nous tenterons d’innover sur des sujets de fond de la mondialisation – la convergence fiscale et sociale, la défense du continent, la lutte antiterroriste. Retournons le problème comme on le voudra : un nouveau traité constitutionnel s’impose si nous ne voulons pas voir l’Europe ployer sous ses contradictions. Voilà l’enseignement, s’il y en avait qu’un, que les Européens pourrait tirer de la crise de la covid.
La France prendra, à compter du 1er janvier 2022, la présidence de l’Union pour six mois. Elle accomplirait un acte courageux, et probablement historique, si elle parvenait à relancer ce processus, avec une perspective et surtout une méthode.
Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt. Rien ne garantit qu’un nouveau traité constitutionnel, s’il était présenté à l’approbation des peuples européens avant le milieu de la décennie, même à l’issue d’une coconstruction plus consultative et démocratique, serait ratifié in extenso par l’ensemble des 27. Inversement, ne soyons pas exagérément pessimistes sur le frémissement qui s’est emparé des pays dits « historiques ». Encore secouée par la mandature Trump, l’Allemagne comprend que l’Histoire est en train de changer. La France n’est plus regardée avec la défiance qui fut longtemps celle de ses paires comme étant le pays des réformes impossibles. L’Union européenne est désormais libérée de l’ombre du véto britannique permanent. Que veut-elle en faire ?
Le temps n’est-il pas venu d’assumer une bonne fois pour toute une Europe à trois cercles concentriques ? Un premier cercle, infiniment plus intégré politiquement et qui prendrait la forme d’une fédération des Etats d’Europe. Un second cercle, qui correspondrait peu ou prou aux prérogatives actuelles de la zone euro. Enfin, un troisième cercle, fondé sur la norme et le marché. Ce dernier présenterait l’intérêt de consolider la relation avec nos voisins. Il serait en outre le moyen de réintégrer positivement la Grande-Bretagne dans une donne continentale, de mieux regarder vers la Méditerranée.
On peut bien sûr considérer cette alternative comme imparfaite – elle l’est. Mais face à la Chine (qui pourrait à terme détrôner l’Amérique), face au défi climatique (qui sera avant tout un défi géopolitique), face aux nouveaux risques pandémiques ou systémiques, une Europe graduée mais ouvertement politique n’est-elle pas plus enviable que l’Europe du statu quo – satisfaisante pour beaucoup, plébiscité par personne. Si l’issue du premier scénario est incertaine, celle du second l’est en revanche beaucoup trop – elle serait, à n’en pas douter, une autre forme de virus mortel pour nos valeurs.