Monsieur le Secrétaire d’Etat,
Voilà plus de 40 jours que des dizaines de foyers sont privés de connexion internet dans la ville où je réside, chiffre incertain en raison de l’opacité entretenue par l’opérateur, et ce malgré les interpellations répétées via la presse et les réseaux sociaux. Ecueil de la France rurale ? Pas tout à fait… Il s’agit d’une ville de près de 9000 habitants dans une communauté d’agglomération qui elle-même en compte 250 000, couverte par la fibre. Bref, pas franchement la représentation que l’on pourrait se faire d’une « zone blanche ».
Aurais-je osé vous interpeller de la sorte, dans ce contexte si particulier, s’il eût été question d’un simple différend personnel avec un Fournisseur d’Accès Internet (FAI) ? Probablement pas. Mais quelle ne fut pas ma surprise de recevoir ou lire des dizaines de témoignages « d’ornières » comparables, partout en France, tous territoires confondus.
Je parle bien ici « d’ornières technico-administratives » : c’est-à-dire des situations inextricables pouvant durer plusieurs semaines, voire des mois. Et non, bien-sûr, d’aléas techniques (24 ou 48 heures). Il est bien évident, qu’il y aura toujours des tempêtes, des arbres s’abattant sur des câbles, des actes de malveillance…
Ces « ornières technico-administratives » sont de nature à questionner l’exercice de la délégation de service public, pour lequel les FAI et autres gestionnaires de réseaux sont régulièrement pointés du doigt, dès lors que cet exercice devient synonyme de dilution des responsabilités. Des opérateurs déléguant à des prestataires (eux-mêmes subdéléguant à d’autres) ; des communautés d’agglomération participant à la maitrise d’ouvrage (parfois sans réelle compétence pour assurer un suivi digne de ce nom) ; des services clients condamnés à réciter des messages proformatés qui, à n’en pas douter répondent à 90 % des situations, mais s’interdisent de « passer un dossier qui ne rentrerait pas dans les cases » à un échelon décisionnel (condamnant, de fait, l’usager à appeler trois, cinq, dix fois en répétant sa mésaventure). On plaint, au passage, l’enfer que doivent vivre des centaines, probablement des milliers de téléopérateurs(trices).
Il ne s’agit pas de dire que « personne ne fait son boulot » et que « tout va mal », car je pense exactement l’inverse ! Il n’en demeure pas moins que la gestion du COVID-19 met à nu certaines de nos fragilités, en particulier quand elles sont liées à de la rigidité administrative. De toutes évidences, le droit à la connexion vient rejoindre la longue liste des conditions de réussite à un confinement efficace, tel que voulu par le Président de la République, afin de limiter la propagation du virus.
En clair, de l’exercice du droit à la connexion dépendra l’acceptation d’un autre droit, celui au télétravail, dans un contexte d’impréparation, et dont les premières heures montrent qu’il n’est pas si évident à faire accepter dans toute entreprise. On voit bien que « taper comme des sourds », comme on l’eût fait naguère, en pérorant « c’est le droit du travail, c’est le droit du travail ! » pourra certes rendre opposable, mais pas forcément à rendre soutenable, dans la durée, sur un plan économique et social. Il en va de même pour la continuité pédagogique via le téléenseignement qui interroge familles et corps enseignant.
Le COVID 19 sera une « épreuve du feu », pour notre sécurité comme pour notre modèle de cohésion. Mais c’est aussi probablement un peu de l’avenir de l’économie numérique que nous sommes en train d’écrire, sans réellement y prêter attention. La façon dont nous gérerons ce volet numérique dans la crise aura une importance en termes de signal et d’acculturation, pour les cinq à dix prochaines années. Incontestablement, il y aura un avant et un après.
Il ne s’agit pas de mettre une pression imbécile sur les FAI et gestionnaires de réseaux en leur demandant d’accomplir en l’espace de quelques semaines ce qui aurait dû l’être avant ou pourra l’être après. Il sera bien temps de se poser sur le fonds, quand l’heure du retour d’expérience aura sonnée. Il ne s’agit pas non plus de dramatiser le rôle de ces mêmes FAI et gestionnaires de réseaux qui, bien-sûr, ne saurait être complètement comparable à celui du secteur sanitaire, de la sécurité publique ou de l’éducation nationale.
Mais il semble de bon aloi de rappeler à ces mêmes FAI et gestionnaires de réseaux que, bien qu’étant sociétés anonymes, et dès lors qu’ils sont délégataires d’une mission de service public, ils sont le service public. Et qu’à ce titre, les FAI et gestionnaires de réseaux participent pleinement de l’exercice de crise, dans son exceptionnelle gravité – au moins autant, par exemple, que les énergéticiens ou autres organismes de sécurité sociale auxquels il est demandé une souplesse administrative supplémentaire, destinée à ne pas remettre des barrières implicites qui seraient susceptibles d’obérer les décisions politiques.
Le temps n’est certainement pas à la polémique, encore moins à la stigmatisation. Mais il apparait urgent d’inviter les FAI et gestionnaires de réseaux, à faire montre, dans les heures et les jours à venir, sinon d’une mobilisation plus importante, à tout le moins de plus de pragmatisme – et ce, bien-sûr, dans le respect de la sécurité de leurs propres salariés. Ce peut être en rétablissement les connexions filaires là où elles doivent l’être prioritairement, en acceptant de sortir de lourdeurs internes et procédurales, de cesser de se renvoyer la balle entre « celui qui a commandé la soudure » et « celui qui a fait la soudure », situations qui semblent être de nature à faire gagner de précieux jours dans beaucoup d’endroits. Ce peut être en « évitant de couper les cheveux en quatre », en distribuant des gigas plus facilement là où, dans l’urgence, personne ne semble comprendre « qui a fait quoi, ou, au nom de qui, et comment ».
Ne doutons pas un instant de la capacité de la France à traverser et même à ressortir grandie d’une telle crise sanitaire, en préservant sa société et son économie. Mais elle devra le faire avec les exigences et les facilités attendues au 21ème siècle.
Solidairement vôtre,
Patrick DEBRUYNE