La démission de Nicolas Hulot témoigne de l’ornière dans laquelle se trouve l’écologie politique. On passera sur la forme par laquelle le désormais ex-ministre acta son départ du gouvernement pour mieux nous concentrer sur le fond. Il aura beaucoup été question de la « politique des petits pas », de « lobbies »… et trop peu question d’Europe.
« sauver la planète »… Donnons un sens aux mots. Estimons-nous que le climat fait peser sur nos civilisations un danger comparable à celui des deux guerres mondiales ? Estimons-nous que les conséquences prévisibles du changement climatique sont autant de Shoahs en puissance ? Si tel est le cas, il nous faut trouver des Churchill, des Roosevelt, des De Gaulle au 21ème siècle ! Alors, il nous incombe de transformer nos lois, directives et plans en véritable machine de guerre ! Face à une Amérique démissionnaire et une Chine encore en transition industrielle, seule l’Europe apparaît en capacité d’assumer pareil leadership.
Les objectifs 2020 en matière d’énergies renouvelables et d’émissions de GES seront atteints, peut-être même dépassés. Il faut saluer le travail accompli. Mais faisons l’effort de regarder l’équation en entier. Si l’Europe est parvenu à tenir l’objectif de diminution des émissions de GES, c’est aussi, pour partie, parce que le recul de la production industrielle y a été plus marqué que n’importe où dans le monde.
Voilà plusieurs années que l’Europe a fait le choix d’axer l’essentiel de sa politique écologique autour de la taxe carbone. Les résultats, comme chacun sait, sont insuffisants. Non que le marché et la taxation soient de mauvais outils en soi. Mais ils témoignent d’une obstination à ne résonner que par l’unique prisme de l’offre au détriment de la demande.
Européens, nous avons abandonné toute référence au keynésianisme depuis maintenant près de trente ans et passé par pertes et profit les vertus de la commande publique. La décennie écoulée marque le point d’orgue de cet abandon avec un recul de l’investissement public plus important encore au sein de la zone euro que dans le reste de l’Union.
Je sais que certains contesteront l’analyse, en s’appuyant sur les chiffres de la dépense publique et des déficits qui se sont envolés. Ce n’est pas moi, soutien de Bayrou lui-même pourfendeur de la dette depuis deux décennies, qui les contesterai. Mais ne mélangeons pas, toutefois, les causes et les conséquences…
Dans la théorie de Keynes (curieusement longtemps présentée comme une pensée de gauche alors qu’elle est au contraire d’un libéralisme implacable), ce n’est pas l’importance de la dépense publique qui fonde l’investissement, et encore moins son impact sur la création de richesse et l’emploi. En clair, un État peut tout à fait présenter une dépense publique massive tout en formant trop peu de capital et de nouveaux emplois. Tout simplement parce que la part réservée aux dépenses de fonctionnement augmente plus rapidement que la part réservée à investissement. C’est exactement la situation dans laquelle se trouvent les pays qui ont tardé à engager des réformes structurelles – notamment la France, l’Espagne, l’Italie et bien-sûr la Grèce.
Enfin, pour John Maynard Keynes, la lutte contre le déficit ne saurait être une fin soi. Il est en mal nécessaire pour procéder à la stimulation des acteurs économiques, au besoin par la commande publique. Auquel cas ce déficit ne saurait être que temporaire puisque destiné à être renfloué par les rentrées fiscales de la croissance (tout l’inverse de ce qui se passe dans une majorité de pays de la zone euro, donc). Dissipons un dernier malentendu selon lequel l’intervention de l’État telle que la conçoit Keynes légitimerait les nationalisations. Il n’en est rien.
Les politiques keynésiennes déployées après guerre et jusqu’au milieu des années 1970 ont accompagné des mutations économiques et sociales sans précédent en France comme dans le reste de l’Europe. C’est la période des grands édifices publiques, barrages, pont, routes, projets industriels, qui ont désenclavé des régions entières, modernisé nos modes de vie, stimulé une consommation de masse, favorisé l’ascenseur social…
Notre époque contemporaine ne saurait bien-sûr être comparée avec celle de l’après guerre. Il n’en demeure pas moins que l’exigence de transformation qui se pose à nous n’est pas sans présenter quelques similitudes avec l’exigence de reconstruction en 1945. Ne serait-ce que par l’ampleur de la tâche sur un plan économique, sociale et politique. Sans parler du risque de recul démocratique en cas d’échec.
Au lendemain de la guerre une poignée de visionnaires parmi la classe économique et politique, avaient compris que les nations européennes ne seraient pas libres si elles ne prenaient pas la maîtrise technologique des airs – de la même façon que nous ne serons pas libres dans le 21ᵉ siècle si nous ne prenons pas la maîtrise technologique de la transition énergétique et climatique. Or, Airbus, souvent cité en exemple de coopération européenne, n’aurait jamais vu le jour sans cette séquence quelque peu « incestueuse » entre le politique et l’économique.
Nous avons besoin de nouveaux Airbus ! Dans le domaine des batteries, de l’éolien, du solaire, des nanotechnologies… Le plan Juncker a eu le mérite de sortir les Européens d’une torpeur dramatique dans laquelle il s’étaient plongés depuis de nombreuses années. La pérennisation du fond à travers le programme InvestEU pour la période 2021-2027 sera un chantier important de la prochaine mandature. Au-delà des sommes mobilisées, se posera la question de la gouvernance toute aussi cruciale.
L’Europe peut nous permettre de réinventer Keynes que nous pensions définitivement mis hors jeu par la théorie du marché triomphant, la mondialisation et le poids de nos déficits publics. A travers un budget de la zone euro tel que l’appelle de ses vœux Emmanuel Macron, deux pistes de financement pourraient être mobilisées.
La première piste de financement consiste à créer des obligations européennes exclusivement réservées à l’investissement (euro-bonds). Cette restriction serait de nature à rassurer des Allemands jusqu’à présent réticents par crainte (et on les comprend) d’y retrouver de la dette restructurée. Des euro-bonds verts présenteraient l’intérêt, et non des moindres, de faire financer une partie de la croissance décarbonée en Europe par le reste du monde, y compris par ceux qui jusqu’à présent taillaient des croupières à notre industrie – bien-sûr la Chine. Les euro-bonds n’ont rien d’une nouveauté (Delors les proposait déjà). Elles n’attendent qu’une décision collective et politique.
La seconde piste de financement consiste à rechercher de nouvelles marges de manœuvres budgétaires à périmètre existant. Comment ? Tout simplement en faisant des efforts ! Bien-sûr une telle perspective a de quoi effaroucher les gouvernants, Effort et Europe ayant trop longtemps rimé avec austérité et pas assez avec convergence. Une seule réponse possible : changeons !
Dans un billet récent, je rappelais le poids de la dépense publique en Europe, tous secteurs confondus – solidarités, santé, éducation, sécurité. 1 % de convergence permettrait de dégager entre 70 et 80 Md€ chaque année sans fiscalité nouvelle. Ce serait assez pour solvabiliser l’installation de panneaux solaires dans chaque foyer européen en dix ans, soit près de 200 millions d’habitats ! Puissons-nous imaginer l’impact d’une telle demande sur l’économie verte, l’innovation, l’emploi… D’autres projets d’infrastructures, portés par les euro-régions ou les métropoles, attendent un signal de l’Europe – tels les autoroutes solaires qui en rendant totalement autonomes les véhicules électriques, libéreraient une filière qui piaffe d’impatience…
Je ne mésestime en rien la difficulté de dégager 1 % de dépenses publiques, même de façon étalée dans le temps, quand on observe la difficulté à faire accepter une diminution de cinq euros des prestations logement ou un solde de quelques dizaines d’euros de CSG non compensé par la suppression de la taxe d’habitation. Mais je refuse de croire un seul instant qu’à enjeu comparable pour l’Humanité, et si nous sommes réellement convaincus de l’urgence dans laquelle nous nous trouvons, qu’un peuple qui a su entendre Churchill, Roosevelt, De Gaulle, ne sache entendre l’appel d’un Al Gore ou d’un Nicolas Hulot.
Ce peuple attend juste une Europe qui soit à la hauteur.