Il y a dans le mouvement des gilets jaunes une addition de revendications qui traduit un besoin profond de changer de modèle, besoin perçu par le candidat Macron et enclenché dès les premières semaines de son mandat. La difficulté, nul ne l’ignorait, résidait dans le hiatus entre le temps court et le temps long. Le négliger était probablement de nature à fragiliser le climat social.
En définitive, la «Suppression des privilèges» (lesquels ?) ou «la présence physique obligatoire des élus en Assemblée » ne sonneraient-ils pas comme un avertissement à ceux encore tentés de saborder la proportionnelle ? Que dire encore de la «fin des régimes spéciaux» ? Sinon que telle est précisément le but de la mission confiée à Jean-Paul Delevoye, et par ailleurs poursuivie dans une rare sérénité, pour plus d’équité… Que dire enfin des louables « que des emplois soient créés pour les chômeurs » et « augmentation des allocations handicapés » ? Elles figurent dans la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté énoncée par le Président de la République le 13 septembre dernier… Ainsi le mouvement des gilets jaunes nous dirait « A bas le Macronisme !» Vraiment ?
Si la priorité est désormais au rétablissement de l’ordre public, le pays n’en reste pas moins traversé par deux questions essentielles.
La première est « quelle réponse institutionnelle apporter à une colère qui semble avoir pour cause… les institutions elles-mêmes » ? On voit bien que chacun aura à accomplir une partie du chemin : les pouvoirs publics en faisant preuve de modestie et les citoyens en acceptant de renouer avec un principe de réalité républicain. Si la démocratie est le droit de tout dire et tout faire… elle ne saurait être le droit de dire et faire n’importe quoi ! Je ne serais pas surpris que dans les jours à venir l’on redécouvre les vertus un peu oubliées du contrat social… Facebook ne remplacera jamais Rousseau. Qu’on se le dise !
La seconde question, précisément, est celle de la réduction du hiatus entre temps court et temps long, auquel tout pouvoir a été confronté à un moment ou un autre de son exercice. Peut-être injustement caricaturé et réduit à l’« immobilisme français «, ce hiatus n’en demeure pas moins la racine du malaise en cet automne 2018.
Pour la première fois depuis 40 ans, la France est parvenue à stabiliser le chômage en se passant des emplois aidés. Ce qui veut dire, en clair, que pour la première fois depuis longtemps le pays recrée de vrais emplois. Pour autant, « stabiliser » ne saurait être l’horizon des moins de 30 ans des bastions industriels mosellan ou des Hauts-de-France, pour qui l’intérim et le CDD sont devenus la règle et, au mieux, le CDI gage d’un même salaire à l’entrée comme à la sortie… Difficile il est vrai, dans ces conditions, d’accepter de se projeter en temps long.
Pour la première fois depuis 20 ans, la France vote un budget de la sécurité sociale en équilibre, prérequis indispensable à la refonte d’un système de soins plus juste. « Équilibre »… difficile pour les personnels du secteur médico-social et de l’hôpital public au bord du gouffre, de se sortir du temps court.
Qu’elle semble triste cette France de 2018 ! Même remporter la coupe du monde ne lui aura pas permis de renouer avec l’émotion de jadis. Pas plus que « rendre la planète de nouveau grande » ne lui aura permis d’embrasser comme il se doit cette « France éternelle », chère à De Gaulle ou Mitterrand pour emmener la France dans ses choix mondiaux. « Monde »… voilà ! Le mot est lâché ! Il est surtout trop absent…
Retournons le problème comme on le voudra : le sentiment de vulnérabilité face à la mondialisation est bien là ! On l’a vu, il ne suffit plus de dire « nous sommes une démocratie » pour venir à la bout de la haine complotiste. Comme il ne suffit plus de dire « nous sommes la France » pour empêcher le piétinement des symboles de la nation. Cette nation qui, justement, n’apparait plus comme l’ultime protection face à la violence du monde… Y aurait-il quelque chose de « punitif » dans tout cela ? Est-ce ce sentiment de vulnérabilité qui nous empêcherait, Français, de nous « lâcher » complètement un soir de coupe du monde et retrouver, même l’espace de quelques semaines, l’expression d’une cohésion ? Est-ce sentiment d’inéquité dans la mondialisation qui nous rendrait timorés devant le succès de la French Tech ou du France is back ? Même la réussite semble avoir un goût de « trop fragile »… surtout lorsqu’on a l’impression qu’elle se construit « sur notre dos » – hier avec les délocalisations, aujourd’hui avec l‘augmentation de la fiscalité pour seules variables d’ajustement. La question n’est pas de savoir si ces sentiments sont fondés. Elle est de savoir s’ils existent – la réponse est oui.
Les trois dernières semaines ont donné lieu à de longues exégèses sur les plateaux de radio et de télévision pour tenter de comprendre les facteurs qui ont concouru à une telle ampleur sociale : le prix de l’essence (qui n’aurait été en définitive qu’un déclencheur), l’affaiblissement des corps intermédiaires et constitués depuis les syndicats jusqu’aux droites et gauches républicaines (qui n’ont pu ou su jouer leurs rôles d’amortisseurs), la radicalisation vers les extrêmes (qui, pour le coup, ont joué à plein l’amplification). Bref, on ne saurait renier aucune des causes principales du mouvement des gilets jaunes. Mais en avons-nous saisi la cause essentielle ? La mondialisation… Inscrite en filigrane, elle est pourtant bien le cœur de réacteur de la colère qui anime ce mouvement. Qui l’a vu ? Qui l’a entendu ? Qui a fait son job de politique consistant à retranscrire en langage populaire cet inconscient collectif, complexe, codé ?
Lutte contre l’évasion fiscale, lutte contre le dumping, taxation des GAFA, du kérosène… certes au prix de quelques excès sur la forme, mais l’Europe est plus présente qu’il n’y parait dans la revendication des gilets jaunes. Ou, pour être plus précis, une « autre Europe ». Celle qui aurait dû voir le jour il y a vingt ou trente ans au lendemain de la chute du mur de Berlin, libératrice d’une mondialisation à sens unique. Une Europe plus solidaire. Une Europe plus convergente, fiscalement et socialement. Appelons-la « Europe fédérale », « Europe intégrée » ou « confédération européenne », qu’importe… car dans le fond il y a autant de droite que de gauche dans cette conception, supérieure, de la « souveraineté européenne ». D’aucuns diraient « l’Europe citoyenne »…
Il y a parmi les gilets jaunes des exploitants agricoles pris en étau entre les charges (incompressibles), l’hyperinflation des normes (où la France s’est longtemps distinguée par un surenchérissement inutile des directives européennes) et les cours mondiaux (instables). Une inflexion de la PAC vers des marchés à termes ne réglerait pas certes pas tout. Mais c’est une direction indispensable dans un monde qui aura à nourrir 2 milliards d’habitants supplémentaires avant 2040. Surtout, si les Européens acceptent la concurrence, ils ne tolèrent plus qu’elle puisse s’opérer entre Européens eux-mêmes…
Il y a parmi les sympathisants aux gilets jaunes une classe populaire, désormais rejointe par une classe moyenne, toutes deux envoyant un message également très politique : lutter contre tout ce qui tire les conditions de vie vers le bas… Traduisons « Protéger l’industrie française » par « plus de plan Juncker » (bientôt Euro Invest), par « plus d’obligations européennes » (qui permettraient de faire financer notre croissance par ceux qui nous mettent en concurrence) ; traduisons le également par « un budget de l’Union » (afin de rééquilibrer la politique de l’offre par une politique de la demande et de « grands projets »). Nous en avons besoin à l’heure où l’intelligence artificielle conférera aux Etats qui en détiendront les brevets un leadership mondial – tant sur un plan politique que social. Traduisons « Fin du travail détaché » par quelque chose de moins radical tels que « socle européen des droits sociaux », « SMIC européen », « Autorité Européenne du Travail »… Des avancées notoires ont d’ailleurs été votées le 20 novembre dernier au Parlement Européen (en pleine crise des gilets jaunes, donc). Je dois bien le confesser : les défenseurs de l’Europe se sont senti bien seuls pour vulgariser, expliquer, convaincre, dans un climat national résolument acquis aux violences, aux petites phrases et opportunismes en tout genre…
Bien sûr tout cela ne réglera pas la contradiction d’une France aspirant à « plus d’Etat en payant moins d’Etat », point de départ de la contestation. Quoique… Chaque année les Européens dépensent 46 % de ce qu’ils produisent soit un peu moins de 7500 milliards. Ils consacrent 40 % de cette ressource aux dépenses sociales (retraites comprises), 15 % à la santé, à peine 3 % à la défense… Imaginons un instant ce qui pourrait être accompli si nous optimisions ne serait-ce que 1 % de cette dépense publique (ce n’est pas beaucoup 1%…), soit entre 70 et 80 milliards ; si nous instaurions la taxe sur les transactions financières aux frontières de l’Union, soit entre 40 et 60 milliards ; si nous instaurions la taxe GAFA (même un taux faible permettrait de financer la neutralisation d’une année de charge pour un jeune recruté dans les 23 millions d’entreprises de l’Union). Nul doute que la fiscalité carbone doit pouvoir s’inscrire comme le premier lieu de convergence sociale avec la fiscalité sur le travail.
Ce projet de temps long, complexe, presque chimérique aux yeux de certains, est peu compatible avec la contrainte de temps court de sortie de crise. C’est un fait. Mais il faudra bien un jour ou l’autre descendre dans l’arène si nous aspirons à combattre le pire des extrémismes – la résignation. Quant aux Etats qui seraient tentés de regarder « l’Européisme français » comme une tentative un peu désespérée de fuir les réformes nationales, ils seraient bien inspirés de se montrer eux aussi plus modestes – il y a aussi des gilets jaunes en Allemagne, en Belgique. Que dire de la Grèce, de l’Italie ou de la Hongrie qui ont déjà envoyé des signaux autrement plus inquiétants…
L’Europe n’est certainement le « lapin sorti d’un chapeau » qui parviendra à apaiser l’instant, loin s’en faut. Mais l’émergence d’un mouvement social de cette ampleur, à quelques mois du scrutin des Européennes que nous savons décisif, n’est peut-être pas tout à fait fortuite. L’Europe n’est qu’une donnée parmi d’autres dans une équation plus large de sortie de crise, mais elle est une donnée essentielle que nous aurions tort de négliger.