Que ce soit en raison du vieillissement de la population active, en raison du manque d’attractivité de certains métiers ou encore des mutations technologiques, tous les pays de la zone euro connaissent une pénurie plus ou moins importante de main d’œuvre. Elle se situe vraisemblablement au-delà du million d’emplois, engendrant d’importants manque à gagner en termes de PIB, de rentes fiscales et de cotisations sociales. Cette pénurie ne touche pas uniquement le secteur des services, loin s’en faut, mais également ceux de la santé, de l’artisanat et du numérique.
Si une partie des emplois actuellement non pourvus sont susceptibles d’être proposés aux migrants arrivés sur le sol européen au cours des trois à cinq dernières années, il est en revanche faux de penser que seuls sont concernés les métiers pénibles et déclassés.
La population migrante est bien plus hétérogène que la représentation collective que nous en avons. On y recense aussi bien des personnes non qualifiées que des médecins, des ingénieurs, des électriciens, des techniciens, même si dans certains cas la maîtrise ou les attendus méritent d’être approfondis pour « coller » aux standards de la demande européenne. Au risque de surprendre, nombre de ces populations avaient une situation et jouissait d’un statut social dans leur pays d’origine. Pour une raison très simple : migrer a un coût, souvent élevé. Celui des passeurs, des intermédiaires… Ce qui au passage tort le coup à une autre idée reçue selon laquelle « ils ne retourneront jamais chez eux «. Pour certains, oui. Est-ce le cas de tous ? Pas-sûr…On en profitera pour rappeler combien la nuance entre « migrant économique » et « réfugié » est essentielle pour comprendre le débat en matière de droit d’asile.
Il n’en fallait pas plus pour que, en pleine période estivale, les professionnels de l’hôtellerie posent le problème…ou, plus exactement, apportent des pistes de solution en appelant les pouvoirs publics à « régulariser » les migrants qui souhaitent travailler. En réalité, l’écrasante majorité. Il suffit de regarder l’Histoire (je parle en connaissance de cause pour être issu de l’immigration polonaise et yougoslave arrivée dans le bassin minier dans les années 1920). Il suffit d’observer les tentatives désespérées des migrants pour rejoindre la Grande-Bretagne, synonyme, à tort ou à raison, d’eldorado libéral où tout redevient possible économiquement, et ce malgré les alternatives proposées par l’État français et les associations locales.
On voit bien les passions que le débat autour du travail des migrants est susceptible d’allumer, dès lors que nous aurions l’imprudence de nous montrer trop approximatifs dans les termes utilisés ou, pire, si nous l’abandonnions aux seules expressions militantes des pro et anti-migrants. On voit bien qu’un tel débat est du pain béni à la fois pour des néo tiers-mondisme un peu naïf en quête de bonne conscience d’un côté et pour le Rassemblement National de l’autre, bien décidé à se refaire une santé, consciente de l’affaiblissement des partis d’opposition.
Or, deux points peuvent venir fragiliser le débat. D’une part, la notion de permis de travail. Il ne s’agit pas de faire croire, comme souvent, que rien n’existe. Mais bien de s’interroger si ce qui a été pensé en tuyau d’orgue en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, dans les années 1980-90, au mieux dans les années 2000, reste à échelle des enjeux de la mondialisation en 2020. La réponse est, non. D’autre part, la notion de régularisation me semble mériter un peu plus de rigueur de la part des participants au débat : s’agit-il de régulariser le travail des migrants ou de régulariser les migrants eux-mêmes ? Ce qui constitue deux notions radicalement différentes, pourtant souvent renvoyées un peu hâtivement à une même sémantique. La deuxième option laisse, en France, le souvenir crispé des régularisations de sans papiers intervenus à intervalles de cinq à dix ans et qui, comme chacun sait, n’ont apporté aucune réponse de long terme au phénomène migratoire.
Abstenons-nous donc, en 2018, de propositions binaires ou dogmatiques qui ne feront que monter une sensibilité contre une autre, et de nous emmener, en définitive, dans des impasses politiques.
Entre l’impasse de la naturalisation automatique (synonyme d’appel d’air et inacceptable pour l’opinion) et l’impasse de l’illégalité administrée (en clair la situation actuelle), une troisième voie doit être recherchée. Celle-ci doit permettre de préserver le caractère de réversibilité de la présence sur le territoire (personne ne peut attester qu’un pays instable en 2018 le sera encore en 2025 par exemple). Cette « troisième voie » doit surtout permettre de sortir de l’ambiguïté en matière de droits économiques et sociaux qui reste le fond du problème pour les accueillis comme pour les accueillants.
Si nous voulons pousser la cohérence jusqu’au bout, nous devons faire en sorte que cette « troisième voie » s’adapte à la réalité de Schengen. Et non garder l’actuel système de distribution de permis de travail à l’échelon national (valable dans un pays et non dans un autre pour des résidents hors UE), le plus souvent avec des complexités administratives et des délais longs (jusqu’à un an en France).
Enfin, osons une politique de quotas fondée sur l’analyse des besoins réels des différentes économies de la zone euro. Je suis bien-sûr sensible aux arguments de celles et ceux qu’une telle proposition effraie ou indispose. Mais ont-ils quelque chose de mieux à proposer que le statu quo dans lequel nous nous trouvons actuellement, que ce soit en France, en Italie, et on le voit, en Allemagne ? On voit bien que la générosité d’un dirigeant européen, seul, ne suffit pas sur le long terme. Les campements sauvages, à Calais ou à Paris, l’explosion de mineurs isolés livrés à eux-mêmes à leur majorité… L’extrême droite ressort la grande gagnante de cette situation, de toutes façons promise à quota zéro en termes d’intégration. Pour autant, il serait naïf de penser que s’abstenir de légiférer sur le travail des migrants éloigne le travail des migrants. C’est tout le contraire. Ces derniers alimentent les bataillons de travailleurs clandestins, de l’habitat indigne, quand ce n’est pas celui de la prostitution. Les femmes sont d’ailleurs souvent oubliées deux fois dans cet apolitisme migratoire.
Il n’existe pas de solution miracle. Mais des pistes utiles sont probablement à rechercher dans des démocraties à échelles géographique et sociologique comparables.
L’Europe gagnerait beaucoup à s’inspirer de la carte de résident permanent au Canada ou aux États-Unis, plus connue sous le nom de green card. Elle reste d’ailleurs, pour beaucoup de créateurs ou d’étudiants, y compris en Europe (et donc à priori peu poussés par la faim ou la persécution) le sésame vers un rêve américain… sur lequel l’Amérique a longtemps su capitaliser pour attirer des talents tant en matière d’art ou de nouvelle technologies.
La green card est un document d’identification délivré par les services de l’immigration permettant aux citoyens non naturalisés de s’installer et de travailler légalement sur le territoire sans besoin de visa. Les droits et devoirs des porteurs de la carte sont identiques à ceux de n’importe quel citoyen (impôts, droits sociaux) hormis le droit de vote et l’accès à certaines fonctions administratives et électives. Bref, l’obtention de la green card n’équivaut en rien à l’obtention de citoyenneté américaine ou canadienne. Elle ne présage pas plus une réponse favorable à une hypothétique demande de naturalisation qui, d’ailleurs, ne peut qu’être instruite à l’issue de plusieurs années (le plus souvent 5 ans).
Dans l’idéal, la green card à l’Européenne devrait être délivrée par la future autorité européenne du travail, seule apte à apporter un traitement suffisamment harmonisé de ces demandes de permis de travail à l’échelon de la zone euro, voire en aidant la réorientation de certaines compétences vers certaines géographies de l’Union en fonction des besoins. La green card à l’Européenne pourrait être instruite et délivrée indépendamment du traitement de la demande d’asile pouvant obéir à un processus plus long. Dans l’idéal toujours, cette même demande d’asile ne serait plus régie par le règlement de Dublin qui a vécu, mais bien par le bureau d’appui en matière d’asile (actuel EASO), lui-même transformé en une agence européenne opérationnelle, désormais responsable devant la Commission et le Parlement.
Je le sais, pour certains cet « idéal » s’apparente à un pêché de naïveté. Pour celles et ceux qui acceptent de regarder le monde dans ses enjeux et dans son époque, il n’est que l’orientation qui doit être prise par l’Europe pour apporter des réponses concrètes en faveur d’une gestion à la fois économique, sociale et humaine du phénomène migratoire. Ce n’est pas simple. Mais c’est peut-être justement parce que ce n’est pas simple que nous devons le faire.