Le monde agricole semble ne plus savoir comment sortir de la crise… Boycott russe, révision de la PAC et disparition progressive des quotas constituent autant de facteurs rendant difficile une lecture homogène de la situation. On ne saurait par ailleurs appréhender globalement « le monde agricole », tant il est constitué de filières et de modes de production différents.
La France reste attachée à son agriculture, pas simplement une agriculture productive mais bien une agriculture d’excellence. Plus de 50 % de la surface du territoire, près de 2 millions d’emplois directs ou induits, 18 % de la production agro-alimentaire européenne, aucune de nos productions ne se situe au-delà du 5eme rang mondial : la France, première productrice de l’Union, est et reste le « grenier » du continent. Or, s’ils nous aident à renouer avec la solidarité envers nos exploitants, ces chiffres peinent à mobiliser autour des vrais enjeux, eux ouvertement mondiaux et structurels.
En 2050, notre planète accueillera 2 milliards d’habitants supplémentaires, principalement concentrés au sein de zones urbaines ou frappées par le réchauffement climatique, ce qui aura pour effet de décupler les tensions sur les matières premières. Cette perspective amène d’ores et déjà l’Inde et la Chine à prospecter des terres arables de par le monde.
L’envolée des cours sur les matières premières au milieu des années 2000 semblerait presque de l’histoire ancienne. Or, nous en payons encore le prix : fragilisation des plus précaires chez nous, recrudescence du risque de famine en Afrique subsaharienne. Bref, autant de terreaux propices à l’instabilité politique voire au terrorisme.
Je suis conscient des échos malthusiens d’une pareille approche. Appelons cela comme on voudra ! Démonstration est faite, pour celles et ceux qui en douteraient encore, que les tensions sur les marchés des matières premières (notamment les productions agricoles) sont et resteront porteuses de dangers jusqu’à l’intérieur de nos frontières.
Pour toutes ces raisons, le secteur primaire n’a rien de « passéiste, bien au contraire – sa maîtrise, au 21ème siècle, sera constitutive de la « puissance globale des nations » au même titre que la maîtrise des nouvelles technologies nécessaires à la troisième révolution industrielle.
L’agriculture française, et au-delà l’agriculture européenne, sont-elles en phase avec ce compte à rebours ?
Dès les années 50, les Européens se sont dotés de la Politique Agricole Commune. Certes non exempte de défauts, devenue inégalitaire faute d’adaptations et de réformes, celle-ci permit de sortir le continent des dernières pénuries de l’après-guerre puis, plus tard, d’accompagner le marché européen vers le marché mondial.
De pénurie, il n’est certes plus question. Mais la maîtrise du marché dans le contexte que nous venons d’évoquer est devenu l’enjeu, complexe et exponentiel, qui justifie de renouer avec une vision commune et rénovée. En clair : il devient urgent de développer une sorte de « PAC 2.0 » mieux adaptée au monde de 2050 capable d’appréhender comme il se doit au moins trois enjeux opérationnels.
La convergence fiscale et sociale
Au cours de la campagne de 2014, les candidats de l’ADLE (Les Européens, en France) ont été les seuls à porter une parole claire en matière de réduction des écarts de compétitivité au sein de l’Union.
La convergence fiscale et sociale n’est désormais plus l’histoire des droites ou des gauches nationales. Elle constitue une revendication des citoyens, eux conscients, peut-être plus que ne le sont politiques, que le babel fiscalo-social dans lequel nous nous débattons tant bien que mal sera, à terme, mortifère pour le projet d’Europe. Et ce risque vient tout autant de l’intérieur (le rejet des urnes) comme de l’extérieur (cette division interne sert nos compétiteurs mondiaux).
En 2015, plus de 15 points séparent le « moins « et « plus » disant fiscal au sein de la zone euro. Cet écart, il est vrai, nécessite d’être appréhendé avec prudence tant les assiettes et les modèles contributifs peuvent diverger… Raison de plus ! Faire converger ces assiettes et diviser par deux le gap fiscal à l’horizon de 2020, puis tendre vers l’harmonisation à l’horizon 2025, doit constituer l’enjeu.
Secteurs industriel comme agricole appellent les mêmes réponses : un mécanisme de convergence social et fiscal dont la fonction serait d’encadrer les écarts de fiscalité sur le travail entre deux seuils « bas » et « haut » (par exemple +/- 3 points autour d’un taux de base « zone euro ») pour un resserrage progressif (par exemple – 0.25 points par an jusqu’à harmonisation). Telle fut grosso-modo la logique du système monétaire européen dans les années 80, mécanisme qui rendit possible près de deux décennies plus tard la monnaie unique.
L’évolution des marchés agricoles vers des marchés à terme
Le monde agricole souffre de la volatilité des cours. Réalité ancestrale… Reste que cette même volatilité s’est considérablement accrue avec l’intégration mondiale jusqu’à devenir antinomique avec le modèle industriel vers lequel les exploitants agricoles ont été encouragés depuis plusieurs décennies (modèle reposant, par définition, sur l’investissement et donc sur un minimum d’anticipation et de stabilité). Imagine-t-on un équipementier automobile ne pas fixer le coût unitaire du million de pneu qu’il produira pour équiper la production d’un constructeur à 3, 6 ou 12 mois ?
Développer ce modèle pour les acteurs des filières agro-alimentaire relève-t-il de l’utopie ? A l’instar de ce qui existe de longue date pour certains produits financiers, les marchés de l’énergie et les marchés agricoles américains se structurent progressivement dans cette voie. Or, un modèle agricole reposant sur les marchés à terme ne peut être soutenu par les Etats seuls, mêmes leaders dans une production. Ces mécanismes relèvent désormais de la compétence de blocs continentaux suffisamment puissants et régulateurs. Sécuriser juridiquement et décliner ces mécanismes aux marchés agricoles et ce dans le respect de normes sociales et environnementales : voilà ce que producteurs et acheteurs sont en droit d’attendre de la « PAC 2.0. »
La maîtrise technologique
Depuis près de 20 ans, les Européens tournent le dos à des pans entiers de bio-technologies sous couvert du principe de précaution. Il en va ainsi des OGM. Certes la recherche fondamentale n’y a pas été bannie (contrairement à la commercialisation). Mais elle y a trouvé un cadre si défavorable qu’elle s’est délocalisée vers les géants asiatiques et américains, faisant courir aux Européens un risque majeur de dépendance au reste du monde.
Convergence fiscale et sociale, marchés à terme, nouvelles technologies : il est frappant d’observer combien le gouvernement français s’est montré prompt, tout au long de l’été 2015, à tenter d’apporter des réponses franco-françaises à une équation ouvertement continentale sinon mondiale.
Les exploitants agricoles ne sont plus dupes. La caricature de l’agriculteur « chasseur de subvention » a vécu. Bien qu’il ait pu se sentir malmené par le passé, le monde agricole est désormais pleinement conscient qu’il souffre non « de trop d’Europe » mais bien d’un « manque criant d’Europe » : l’ambition, la vision à long terme qui permettra de dépasser les seules aides conjoncturelles, la transparence des étiquetages ou encore la promotion d’un « patriotisme agricole » dont chacun mesure la vacuité.
Energie, production agricole… au sortir de la guerre, l’ambition européenne s’est construite autour de fondamentaux économiques tels que la CECA et de la PAC. Je suis intimement persuadé que revisiter cette ambition agricole et industrielle à l’échelon de la zone euro constitue le socle du rebond social et politique qu’attendent désespérément les Européens. Finalement…peut-être est-ce la raison pour laquelle nos concitoyens se sont sentis si concernés par cette énième crise agricole tout au long de l’été 2015… parce qu’au fond, il s’agit bien plus que d’une « simple » crise agricole…