Demain, l’Europe sociale !

cropped-IMG_20150808_095856_15101.jpgOn ne cesse d’entendre  « l’Europe libérale » dénoncée telle une injure. On en oublierait presque que le libéralisme, avant d’être une théorie économique, est une philosophie. Elle place l’individu et la liberté au-dessus de toute autre considération. Alors oui, parce qu’elle s’est battue contre tous les obscurantismes depuis la Renaissance jusqu’au sortir de la seconde guerre mondiale, l’Europe est libérale ! C’est grâce à cet ADN libéral que nous vivons dans un espace de paix où chacun peut s’accomplir, individuellement ou collectivement, indépendamment de son orientation – politique, philosophique, religieuse, sexuelle…

 

 Le libéralisme ne peut qu’être social

 

De Mirabeau à François Bayrou, le courant centriste auquel j’appartiens a fait vivre cette pensée libérale qui considère qu’il ne peut y avoir de compétition juste sans cultiver l’égalité des chances ; qui considère qu’il ne peut y avoir de liberté sans commencer par affranchir de l’ignorance, de la maladie, de la pauvreté. Pour nous centristes, cette liberté est le socle de la démocratie, comme la démocratie est le socle de l’Europe. Ces valeurs dépassent de loin le clivage gauche-droite, non moins indispensable à cet équilibre.

Au cours du 20ème siècle, les libéraux ne sont pas parvenus à défendre cette vision de la société dans la continuité, en France comme dans le reste de l’Europe. Par deux fois, à la veille des guerres mondiales. Et plus récemment dans le dernier quart de siècle, où le marché a pris l’ascendant sur ce qui le régule. C’est ainsi que le libéralisme social qui avait permis de vaincre le nazisme par les armes puis d’éloigner le communisme par le progrès se voyait relégué par le libéralisme économique  mû par le seul profit. Après tout, peu importe que le progrès échappe, tant que le profit demeure ! Tel semblait être l’horizon de ce néolibéralisme usurpé et faussement adossé à la pensée libérale classique. C’est ainsi que l’Europe allait laisser filer toute une production de masse, avec ses emplois, sans réelle alternative. Tout au plus fallait-il concéder à rediriger une part plus importante du profit via les politiques sociales vers celles et ceux durablement éconduits du progrès.

Las ! Nous sommes arrivés à un point où ce néolibéralisme, en renvoyant dos à dos pros et antimondialistes, fait peser un grave danger sur l’Europe.

D’abord, parce que les besoins sociaux sont tels qu’ils excèdent désormais la part de profit pouvant y être consacrée dans une économie ouverte – d’où l’inexorable creusement des déficits et l’assommoir fiscal subi par la classe moyenne.

Ensuite, parce que la digitalisation et l’intelligence artificielle bousculent les codes de la mondialisation. Hier « usine du monde », l’Asie devient un moteur du profit mondial.

Enfin, parce que des politiques sociales passives supposées rendre acceptables l’éviction au progrès ne peuvent, à terme, qu’engendrer le rejet des classes populaires et moyennes précarisées. Nous sommes bel et bien entrés dans cette séquence qui a débuté avec le « non » au traité constitutionnel de 2005, suivi du raz-de-marée populistes au Parlement en 2014, puis le Brexit en 2016…

Ainsi nous guettons faussement anxieux l’implosion de l’Europe alors que le vrai danger se situe dans une sorte d’érosion populaire, plus feutrée mais tout aussi redoutable.

 

La première des politiques sociales, c’est l’emploi !   

 

La vérité, c’est que l’Europe est bien plus sociale qu’on ne le dit ! Le social ? Les Européens y consacrent chaque année un peu moins du tiers de la richesse qu’ils produisent (29 % exactement), soit environ 4300 Md€… l’équivalent du PIB du Japon ! Certes les orientations de la Commission Européenne dans ce domaine restent non contraignantes, comme il est  rappelé à l’envi. Mais… l’Europe fait-elle seulement rêver quand elle contraint ?

En réalité, l’Europe sociale a été présente à chaque étape de la construction européenne,  depuis le traité de Rome en 1957 jusqu’à la charte des droits fondamentaux en 2000. Outre la reconnaissance du dialogue social, l’Acte Unique en 1986 mit la santé au travail au cœur des préoccupations. Fils d’ouvrier de l’industrie chimique décédé prématurément de maladie professionnelle, comme beaucoup de salariés de l’ex bassin minier du Pas-de-Calais, puis-je y rester insensible ? Il suffit de feuilleter les milliers de pages de REACH pour prendre conscience du chemin parcouru en un quart de siècle à peine en matière de santé grâce à l’Europe. Celles et ceux qui aspirent à faire de la lutte contre les perturbateurs endocriniens le prochain combat sanitaire de la décennie doivent bien se souvenir que rien de ce qu’ils ambitionnent ne serait possible sans le travail accompli par des députés européens, vingt ou trente ans en arrière, le plus souvent en dehors du tumulte médiatique.

A y regarder de près les lois de 2002 des secteurs sanitaire et médico-social, la loi de 2005 relative à l’égalité des chances, l’accessibilité des lieux publics, l’inclusion scolaire des enfants porteurs de handicaps, toutes ces orientations sont fortement inspirées de directives européennes. Que la France tarde plus que ses voisins à retranscrire le droit communautaire dans son droit national et qu’elle en complexifie l’application par une sur-norme préjudiciable est un autre sujet, en revanche…

Qui se souvient des accords-cadres conclus par les partenaires sociaux européens à la fin des années 90 en matière de contrats à temps partiels ou à durée déterminée ? Ils firent évoluer la réglementation française dans un sens plus protecteur que le droit national ! Réalisons-nous combien l’Europe par une simple directive (la 2000/78) nous protège de politiques trop sectorielles, tel le « SMIC jeunes » refusé (à raison) par notre jeunesse ?

En 2017, l’une des premières mesures intergouvernementales prise par le gouvernement d’Edouard Philippe a été de décréter la lutte contre la pauvreté des enfants priorité nationale. Cet objectif structure désormais l’action de l’Etat, des CAF et des Conseils Départementaux – scolarisation, accès à la garde d’enfants, accompagnement des familles monoparentales… Lubie ? Ou volonté d’inscrire la France dans l’orientation 11.b. du Socle Européen des Droits Sociaux… pourtant non contraignant ? Il s’agit bien sûr d’un exemple parmi bien d’autres.

Dans la région des Hauts-de-France où je vis, tous les cinq ans et par le biais des fonds structurels l’Europe « rajoute au pot » l’équivalent d’une année de budget propre (soit environ 1.7 Md€).  En cela, la lutte contre la fracture numérique ou le canal Seine-Nord participent bien plus que n’importe quelle politique sociale. Car la première de ces politiques sociales, c’est bien l’emploi ! Celui que l’on garde. Celui que l’on retrouve plus facilement.

Dans le département du Pas-de-Calais, l’enveloppe du FSE (Fonds Social Européen) représente plus que la totalité des fonds que l’Etat alloue pour une année d’hébergement d’urgence des populations les plus fragiles (crise migratoire comprise). Voilà bien beaucoup des sigles, convenons-en… mais qui nourrissent autant d’actions portées par le secteur associatifs et les collectivités – l’Ecole de la seconde chance, la garantie jeune…

Bien que non contraignante, l’Europe sociale est infiniment plus présente qu’il n’est dit et qu’on ne le perçoit. Mais le fait est qu’une addition d’actions n’a jamais fondé un projet. Et c’est bien là où l’Europe doit passer la vitesse supérieure.

 

L’Europe est prête, plus qu’on ne le dit… 

 

Le 26 avril 2017, la Commission Européenne lançait le « socle social » avec un timing qui, à lui seul constitue déjà un acte politique – un an après l’issue du référendum britannique, lors duquel pro et anti Europe s’écharpèrent autour du système de santé et des droits sociaux… Mais aussi et surtout, pile dans l’entre deux tours de la campagne présidentielle française alors qu’une victoire de Marine Le Pen ne pouvait être exclue.

On peut y voir le énième signe d’une Europe qui tente désespérément de se pencher sur les questions sociales. On peut également y voir le signal d’une Europe subtilement plus résolue à réfléchir au qui, au quoi et au comment d’un projet social. C’est à nous, Européens, d’en décider.

Tout d’abord le qui. Il apparaît hautement souhaitable de réserver le chantier de l’Europe sociale à la zone euro dans un premier temps, précisément parce qu’elle présente des écarts de compétitivité plus relatifs. Ce qui permettrait de cranter sur des réalisations concrètes, indispensables pour gagner en crédibilité et dans des délais satisfaisants. Un tel scénario permettrait de refonder l’euro-groupe autour d’objectifs nouveau. Le pacte de stabilité et de croissance, aujourd’hui synonyme d’austérité  devant les opinions publiques nationales, pourrait devenir un pacte de convergence économique et sociale. Les Etats pourraient être responsabilisés devant la Commission Européenne via le semestre européen, à l’instar de ce qui est déjà pratiqué en matière de déficits publics. Voilà une orientation, qui à défaut d’être simple, aurait le mérite de fédérer les différents courants de droite et de gauche en Europe qui, de toutes façons, se trouvent dans le même bateau en affrontant la mondialisation dérégulée d’un côté et la montée des populismes de l’autre…

La question du quoi reste, de loin, la plus sensible. Les Européens qui ne se sont pas expatriés au cours des cinq dernières années (en réalité la très grande majorité d’entre nous) seraient à la fois agréablement et désagréablement surpris des possibilités qu’offre l’Europe. En matière de prestations familiales ou d’assurance chômage, il est déjà plus aisé qu’on ne le pense d’ouvrir des droits dans un pays et de les liquider dans un second (merci l’Acte Unique). A quelques rares exceptions près, la reconnaissance des diplômes n’est (presque) plus un problème. C’est moins vrai en matière d’invalidité ou d’accidents du travail où, par exemple, deux systèmes continuent de s’opposer (l’un fondé sur les droits acquis l’autre sur le risque). Or, quand cela coince… cela coince moins sur des questions de taux que sur des questions d’assiette. C’est pourquoi cette harmonisation, plus complexe qu’il n’y parait, reste la priorité des priorités. Nous n’harmoniserons pas ce que nous ne savons comparer !

La question centrale reste bien évidemment celle du modèle contributif, rendu complexe par la coexistence des deux modèles béveridgien et assurantiel (respectivement financés par l’impôt ou les charges sociales). Faire converger la fiscalité des entreprises est fondamental pour freiner le dumping au sein de la zone euro (près de 15 points séparent actuellement le plus et le moins disant). Mais le chantier fiscal s’avérera inopérant si nous l’isolons de celui des charges sociales, notamment en France et en Allemagne où elles sont très majoritairement supportées par le travail (à l’inverse de la plupart de nos voisins d’Europe centrale qui favorisent la consommation et l’impôt).

Faisons preuve de courage et de réalisme… ou ne faisons rien ! Ne pensons pas un instant, Français, que nous imposerons la convergence européenne sur notre modèle. D’abord, parce qu’il n’est regardé comme tel que par nous-mêmes ! Beaucoup moins par nos partenaires, ébahis devant tant de résilience à éconduire les jeunes et les séniors de l’emploi. Ensuite, parce que le modèle assurantiel est bousculé par la mondialisation – qu’il soit en France ou ailleurs. Nous ne demanderons pas à nos partenaires de réaliser l’essentiel d’un chemin… qui les exposera plus fortement à la concurrence asiatique.

Nous restons le seul pays de l’Union à faire peser aussi fortement le financement de la protection sociale sur le travail et aussi peu sur la consommation. Une augmentation de trois points de TVA permettrait une diminution d’un dixième les charges sur le travail ! Un point supplémentaire permettrait de décharger complètement le travail du risque « famille » par exemple. Nous aurions alors une TVA proche de celle du Danemark (peu réputé pour être un enfer social), de la Pologne et de l’Irlande (qui mettent parfois plus en concurrence nos entreprises que l’Asie). Pour nous poser les bonnes questions, posons d’abord le bon cadre.

 

L’Europe sociale s’imposera par ses symboles,

mais elle doit faire attention à ses totems…   

 

Méfions-nous de la tentation d’un système social européen créé par fusion des systèmes nationaux existants. Un tel projet s’avère utopique sur un plan politique et ne ferait qu’ajouter du blocage au blocage. Surtout, une telle hypothèse ne résiste pas un instant aux enseignements des sciences sociales. Il n’existe aucun exemple de centralisation réussie de ce type dans l’Histoire de l’occident… encore moins à l’échelon du demi-milliard d’habitants. Par essence, les politiques sociales ne sont jamais aussi efficientes lorsqu’elles se déploient au plus près des populations. Telle est l’enseignement de la décentralisation en France, même si on peut se montrer critiques sur d’autres points. Bref, l’enjeu dans l’enjeu sera bien la coordination des différents régimes nationaux.

Une partie de la réponse se trouve dans les algorithmes, bien-sûr en veillant à ce que le guichet de demain garde un visage humain. La création d’un numéro de sécurité social unique européen serait de nature à faciliter beaucoup de choses. « Bureaucratie ! » crierons les souverainistes. Comme le criaient les détracteurs de la sécurité sociale qui déjà,  en 1945, dénonçaient un « fichage » et la « soviétisation» du système de santé. Imaginons un instant que nous poussions l’audace jusqu’à en faire également le numéro fiscal unique, nous franchirions une étape cruciale en matière de lutte contre la fraude et le travail illégal.

L’Europe sociale s’imposera par des symboles – une ou deux mesures emblématiques nivelées « par le haut », telle la monnaie unique en son temps en matière d’intégration économique, Erasmus en matière de savoirs… Ouvrons le débat ! Je ne sais quelle devra être cette mesure. J’observe simplement qu’à l’heure où l’Europe appréhende les effets du vieillissement démographique, opter pour le congé parental enverrait un signal extraordinairement politique, de même que la parité salariale à un moment où l’Europe entend marquer sa différence en matière d’égalité hommes-femmes devant le reste du monde.

Dans certaines situations, ce nivèlement devra s’opérer « proportionnellement » en prenant en compte les parités en pouvoir d’achat. C’est bien évidemment le cas du salaire minimum, à fixer en pourcentage du salaire moyen de chacun des pays. Définir ce salaire minimum en fonction des branches (avec un plancher), et non en l’appliquant de façon uniforme, serait de nature à promouvoir son acceptabilité.

Comme dans tout défi, l’Europe sociale aura ses totems. Ne les esquivons pas ! Nous serions  hors-sujet… Mais prenons bien garde à ce qu’ils ne nous détournent pas de l’essentiel.

La directive des travailleurs détachés fait évidemment partie de ces questions sensibles. Fixée en 1996 avant l’euro, elle ne correspond plus aux défis de la digitalisation, des circuits courts… Soyons créatifs en imaginant des compromis réalistes sur un plan politique et technique. Une solution pourrait être d’appliquer le taux de charges du pays le plus protecteur des intérêts du salarié (indépendamment de son statut de pays d’origine ou de détachement), d’abord graduellement jusque dans sa totalité à mesure que le détachement s’étend jusqu’à sa durée plafond – durée plafond qui deviendrait, de fait, le droit commun. Une alternative pourrait consister en un taux de charges convergé applicable aux seuls travailleurs détachés. Elle présenterait l’intérêt de faire supporter plus collectivement l’effort de convergence (en laissant la possibilité aux pays dont les droits sont plus protecteurs au salarié d’acquitter le différentiel de charges).

Bref… que la directive des travailleurs détachés mérite une refonte est une chose. Mais n’est-ce pas traiter des conséquences à la place des causes que de focaliser l’Europe sociale sur ce seul chantier dont on sait qu’il commencera par crisper avant d’aider au compromis ?

Y a-t-il encore quelqu’un pour croire qu’un travailleur polonais ou roumain rêve de s’expatrier dans des conditions précaires ? Rappelons-nous que l’extension à l’est au début des années 2000 s’est réalisée à fonds structurels constants. L’ouverture au marché a été le seul modèle proposé par l’Europe à une Pologne ou une Hongrie qui soixante-dix ans après Yalta et trente ans après la chute du mur de Berlin, continuent de regarder avec anxiété l’activisme russe à leurs frontières et la réminiscence nationaliste.

L’Europe ne fera pas société sur la base de son marché. Elle ne règlera pas plus ses écarts de compétitivité par des directives mais par un projet fédéraliste ambitieux. Près de 800 Milliards d’euros d’investissements publics et privés ont fait défaut au cours de la décennie perdue 2010-2020 dominée par la crise des subprimes et des dettes souveraines. Ce que le plan Juncker, pour salutaire qu’il soit, n’est pas parvenu à rattraper, loin s’en faut.

Dans son discours de la Sorbonne en septembre dernier, le Président Macron a avancé l’idée que puisse être réservé une part plus importante des fonds structurels aux pays présentant des écarts de compétitivité les plus importants et en conditionnant leur accès à des efforts de convergence. Ce serait une occasion historique… pour plein de choses ! D’abord, remettre à l’endroit le calendrier budgétaire de l’Union – actuellement c’est la mandature sortante qui fixe la trajectoire budgétaire des cinq années de la mandature suivante…. Ensuite, créer l’autonomie financière par redéploiement des fiscalités nationales existantes, par le biais des euro-projects. Bref, retournons le problème comme on le voudra… l’Europe sociale, si nous la voulons réellement, sera tout sauf déconnectée des investissements nécessaires à la ré-industrialisation du continent ou encore la défense européenne, fédératrice bien au-delà de sa seule commande publique…

Dans les mois qui nous séparent de la prochaine élection européenne, l’urgent est de maintenir le cap des réformes dans le pays. Non seulement parce qu’elles sont nécessaires d’un point de vue macroéconomique mais aussi et surtout parce que c’est à ce prix que la France gagnera en crédit auprès de l’Allemagne et bien d’autres pour, demain, réenchanter l’Europe – que ce soit sur un plan économique, monétaire, géopolitique. Ou social.

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *